Etes-vous une Marilyn ou une Jackie?, demandait, dans la première saison de Mad Men, une campagne de publicité imaginée par l’agence de Don Draper. La question vaut s’il s’agit de départager les femmes en deux catégories, —pulpeuses sexys ou intellos élégantes. Mais s’il y avait un débat à la fin des années 1950, c’était plutôt: qui préférez-vous, Marilyn ou Liz?
D’un côté, Norma Jean Baker, ses fêlures, son regard d’enfant perdue, son chuchotement infiniment sexy et ses rôles de blonde idiote imposés par des studios dominateurs… De l’autre, Elizabeth Taylor, son aisance de fille bien née, ses grands yeux mauves et port de reine, à la ville comme à la scène: jamais, une fois fini le temps de l’enfance à la MGM, un studio ne se permit d’imposer un rôle à Miss Taylor.
Marilyn succombe à une overdose de médicaments après avoir été renvoyée par la Fox —fait rarissime— du tournage de Something’s got to give (film resté inachevé de George Cukor). Si Liz rentre elle aussi dans l’histoire de la Fox, c’est comme l’actrice la mieux payée de son histoire, et de l’histoire du cinéma en général (elle reçoit un million de dollars pour Cléopâtre).
L'aristocrate
D’instinct, le public préfère Marilyn: les hommes parce qu’ils ne résistent pas à sa sensualité évidente («elle avait le sexe affiché sur la figure», grommellera Alfred Hitchcock), les femmes parce que sa vulnérabilité les touche. Et puis Marilyn, c’est une fille du peuple, une ancienne ouvrière, une pin-up dont on colle sans complexes la photo sur le mur du vestiaire.
Elizabeth Taylor, c’est l’aristocratie hollywoodienne: une beauté à couper le souffle, star depuis ses dix ans du plus prestigieux des studios —la MGM, dont le slogan «plus d’étoiles que n’en compte le firmament» n’est même pas une exagération. Elizabeth, on l’admire de loin, et on regarde sa vie se dérouler sur grand écran, en technicolor de préférence.
Est-ce parce qu’elle joue la ravissante fiancée du Père de la mariée qu’elle décide d’épouser son premier soupirant, Nicky Hilton? Est-ce parce que Cléopâtre ne peut vivre ni avec ni sans Marc-Antoine qu’elle vit un grand amour passionnel avec Richard Burton? Impossible de dire où commence la réalité et où s’arrête la fiction: Qui a peur de Virginia Woolf? et même La Mégère apprivoisée valent autant par leurs qualités propres que pour leur côté documentaire sur Dick and Liz le couple d’amants terribles le plus médiatisé de l’histoire, loin devant Brad et Angelina.
Monroe inspire la compassion, Taylor l’admiration. On pleure sur le destin brisé de la première, mais on rêve de vivre comme la seconde. Son côté croqueuse de diamants, son goût du luxe jouent en sa faveur. «C’est vrai que je suis vulgaire, dira-t-elle un jour, me voudriez-vous autrement»… C’est qu’on a arraché Elizabeth à une enfance normale pour en faire une star, une vraie, et toute sa vie, elle assumera crânement ce rôle d’élue, inspirant à Burton sa célèbre sentence: «une actrice, c’est un peu plus qu’une femme»…
Icône
Un peu plus qu’une femme, Liz Taylor l’est toujours, idéale Maggie de la Chatte sur un toit brûlant, miaulant et rugissant de désir pour son mari intouchable, amoureuse entière et passionnée de Géant, séductrice nymphomane de Reflets dans un œil d’or. Mais ce qui frappe le plus, dans ce tempérament exceptionnel d’actrice, c’est que son sens inné de la séduction se double d’une authentique dignité naturelle, sensible jusque dans le rôle de la Catherine de Tennessee Williams qui, enfermée dans un asile de fous par une tante maléfique, reste maîtresse d’elle-même… et réussit, au bout du compte, à imposer sa vérité: c’est Soudain, l’été dernier de Mankiewicz.
Le même Mankiewicz réussit ensuite avec Cléopâtre un film shakespearien et magistral qui est aussi un sublime portrait de son actrice: c’est une simple inflexion de voix qui suffit à la reine d’Egypte pour contraindre César à s’agenouiller devant elle; son entrée triomphale dans Rome suscite les acclamations de milliers de figurants particulièrement convaincants… puisqu’ils crient leur joie de voir Elizabeth Taylor en chair et en os.
On touche à la différence la plus profonde entre les deux icônes que peignit Warhol, cette blonde et cette brune qui avaient chacune la beauté et le talent. Marilyn joue au choix les femmes-objets ou les femmes blessées, deux emplois familiers. À Liz aussi on confiera d’ailleurs des rôles de femmes fragiles, ou de mœurs légères —elle gagne même un oscar pour son rôle de courtisane dans Butterfield 8…
Mais s’il est une chose qui la rendait incomparable et fait qu’elle reste aujourd’hui sans héritière, la voici: courtisane ou sainte, reine d’Égypte ou ivrogne, Miss Elizabeth Taylor jouait toujours, obstinément, magnifiquement, les femmes-sujets.
Jonathan Schel