La question est sérieuse: pourquoi les gens s’intéressent-ils aux célébrités? Il doit me manquer le gène qui rend enclin à regarder des émissions télés et acheter des magazines people ou à se demander ce qui se passe entre Brad et Angelina, puisque je ne l’ai jamais compris. Non, les célébrités ne m’intéressent pas vraiment; en revanche, j’aimerais réellement savoir pourquoi elles passionnent tant les gens. Petit tour d’horizon des théories les plus intéressantes.
Le plaisir de la vie par procuration
Explication la plus évidente: nous autres êtres humains aimons vivre par procuration; nous identifier aux spécimens plus riches, plus célèbres, plus beaux et plus désirables que le reste de notre espèce. Qu’elle soit formulée en termes de jalousie, d’admiration ou de dérision, la fascination pour les célébrités est tout d’abord une projection: nous tentons d’imaginer ce que ce serait de vivre une vie plus simple et plus agréable.
Ainsi la vie de débauche de Charlie Sheen correspond-elle aux fantasmes de beaucoup d’entre nous, qui rêvent de s’affranchir des conventions bourgeoises. Partir en vacances aux Bahamas sur un jet privé entouré de jolies stars du porno, remplir une valise de briques de cocaïne, envoyer paître votre patron: face à un tel comportement, le «quelle honte!» n’est jamais très loin du «si seulement c’était moi…».
Un léger cas de sadisme
Revers de la médaille de ce fantasme d’irresponsabilité extravagante: la Schadenfreude – le plaisir que nous tirons des mésaventures d’autrui. Depuis quelques années, la presse à scandale s’intéresse de plus en plus aux célébrités qui perdent les pédales. Le coup de folie de Charlie Sheen succède ainsi aux déboires de Britney Spears, Mel Gibson, Tiger Woods, et de beaucoup d’autres qui se sont couverts de honte dans les pages des tabloïds.
Lorsqu’une personne riche et célèbre se plante, alors nous nous sentons supérieurs – ou du moins, un peu moins inférieurs. Votre vie est un enfer? Certes, mais ce n’est probablement rien comparé à ce que traversent Lindsay Lohan ou Brett Favre. Et depuis l’invention de la téléréalité, bon nombre de célébrités ne peuvent même plus se targuer d’être plus belles que vous.
L'attrait pour des histoires déjà connues
Cette fascination pourrait également avoir une autre origine, plus profonde que la simple identification positive ou négative, et nourrir un besoin humain fondamental ou une structure profondément implantée dans notre esprit: elle pourrait en effet combler notre besoin de narration. Dans son livre The Political Mind, le linguiste George Lakoff se demande pourquoi l’histoire d’Anna Nicole Smith a connu un tel succès.
Il estime que certains scénarios «pré-établis», comme les histoires d’ascension sociale extraordinaire, provoquent une réaction émotionnelle parce qu’ils sont ancrés dans nos cerveaux. Si l’on observe les histoires de célébrités, celles qui défraient le plus la chronique correspondent souvent à l’une ou l’autre de ces structures de base. Prenez la déchéance de Charlie Sheen, par exemple: c’est le récit typique du «mauvais garçon» –qui se transforme souvent en quête de rédemption, sur le mode du «Fils prodigue».
Britney, déesse des temps modernes
En allant plus loin, les célébrités pourraient également se substituer aux dieux et aux héros de légende dans notre inconscient. En relisant L’Odyssée il y a quelque temps, j’ai été frappé de constater à quel point les dieux du récit d’Homère ressemblaient aux stars qui peuplent les pages des tabloïds. Narcissiques et vaniteux, ils participent à des beuveries endiablées, trompent leurs conjoints, manquent à leur parole et exigent une adoration de tous les instants.
Il existe cependant une différence de taille: si les Grecs craignaient et vénéraient leurs divinités, les people d’aujourd’hui nous inspirent une admiration mêlée de mépris. Les célébrités sont apparues au début du XXe siècle; on peut donc estimer qu’elles sont venues combler un vide laissé par une autre figure, à la même période.
Dans The Image (paru en 1962), l’historien Daniel Boorstin affirme que les célébrités ont pris la place des héros. (C’est Boorstin, et non Andy Warhol, qui a théorisé l’idée selon laquelle la célébrité est un individu célèbre parce qu’il est célèbre – ou, pour reprendre sa formule, «une personne connue pour être connue»).
Mais Boorstin explique aussi que les célébrités ne sont qu’une projection de nous-mêmes; en en faisant des héros de substitutions, nous courrons selon lui au devant d’une frustration certaine.
Le temps, le sport, les people
Les célébrités servent également de lubrifiant social. Elles nous fournissent un sujet de conversation – un phénomène particulièrement observé sur Internet, où les discussions entourant les frasques des people prennent des proportions pour le moins impressionnantes. Ces conversations nous mettent sur un pied d’égalité sociale.
Les célébrités sont un terrain universel d’entente, de la même manière que le sport ou le temps qu’il fait. La dérision et le mépris nous unissent; nous permettent de dépasser les frontières sociales ordinaires. En mettant les célébrités au pilori, nous formulons une condamnation commune de l’adultère et de l’ivresse publique – entre autres impairs.
Le potin, outil de l'ascension sociale
Diverses théories s’inspirent de la psychologie évolutionniste. Les potins jouent manifestement un rôle d’importance: comme l’écrit Robert Wright dans The Moral Animal:
«Savoir qui couche avec qui, qui est en colère contre qui, qui trompe qui, etc., sont autant d’indications susceptibles de nous aider à manœuvrer en société, que ce soit pour le sexe ou pour assouvir d’autres besoins vitaux. De fait, les peuples de la terre entière semblent avoir une soif inhérente pour certains potins –le récit d’un grand succès, la tragédie, le coup de chance extraordinaire, le malheur, la fidélité à toute épreuve, l’abominable trahison, etc. –, qui correspondent parfaitement aux types d’informations pouvant favoriser notre propre santé.»
A un niveau instinctif, nos cerveaux ne font pas la distinction entre les potins qui touchent aux personnes que l’on connaît, et ceux qui concernent les personnes que l’on voit souvent à la télévision ou dans les magazines. Mon collègue Jack Shafer soutient cette thèse: il y a quelques années, il faisait remarquer qu’une large part de l’actualité people était consacrée à la reproduction et à l’éducation des enfants. Les stars de Hollywood sont les équivalents modernes de nos groupes d’initiés ancestraux dans l’élaboration de nos stratégies de reproduction.
Une autre version de cette théorie a été exposée dans la revue Scientific American (site payant): un article paru en 2008 attribue ainsi notre obsession pour les célébrités à notre désir d’ascension sociale.
Voilà en substance ce que nous dit l’étude: les hommes s’intéressent principalement aux potins qui concernent d’autres hommes, et les femmes s’intéressent surtout aux potins qui concernent les femmes; nous sommes beaucoup plus intéressés par ceux qui nous sont supérieurs dans l’échelle sociale qu’à ceux qui nous sont inférieurs; nous nous intéressons plus aux personnes qui sont dans notre propre tranche d’âge; nous nous intéressons plus aux mauvaises nouvelles (arrestation) qu’aux bonnes (remise d’un prix).
Selon Frank McAndrew, professeur de psychologie au Knox College, nous recueillons instinctivement les informations qui peuvent avoir une incidence sur notre statut social. En récoltant des informations négatives sur les personnes de notre sexe qui jouissent d’un statut social plus élevé, nous cherchons simplement à nous défendre contre nos adversaires biologiques.
Le people est rentable
Enfin, l’obsession pour les célébrités pourrait simplement être une activité économiquement rationnelle, dans la mesure où chaque maillon de la chaîne de valeur – les célébrités, les agents, les producteurs, les paparazzi, les éditeurs, etc. – gagnent plus d’argent dans ce secteur que dans un autre.
Le «journalisme» people ne se contente pas d’être diablement populaire: son coût de revient est très peu élevé –ce qui explique pourquoi People est le magazine le plus rentable d’Amérique. Pour devenir une célébrité, il suffit –comme l’écrit Boorstin– de pouvoir «faire l’actualité, et y rester». Et pour beaucoup, l’humiliation publique demeure un «business model» plus payant que la recherche d’admirateurs (mots clés: sortie de sex tape, «accidentelle»).
Charlie Sheen ne signera peut-être pas un contrat à 10 millions de dollars pour écrire ses mémoires, mais le chèque sera tout de même plus gros qu’il ne l’aurait été l’an dernier. Et il n’est pas impossible que son dernier «coup de folie» ait été calculé de bout en bout.
Jacob Weisberg
Traduit par Jean-Clément Nau