Mois après mois, l’histoire se répète. On signale l’arrivée sur nos écrans du nouveau film de jeunes réalisateurs «prometteurs» — c’est à dire dont les premiers longs métrages avaient inspiré engouement pour l’œuvre et espoirs pour l’avenir de leur auteur. Et mois après mois, le même scénario déprimant se répète. Passée l’épreuve du passage à l’acte du premier film, ces réalisateurs se révèlent pris dans une machine qui les écrase, ou au moins les limitent sévèrement. On appelle ça le «formatage», expression un peu abstraite qui trouve avec ces films une illustration particulièrement claire, et cruelle.
Les outils de ce formatage sont systématiques, c’est la grande idée des producteurs (ou parfois des réalisateurs eux-mêmes) pour «valoriser» un talent créateur sous forme de produit finançable et consommable. La recette n’a rien de très original: vous aviez un œil, un ton, un style ? On va rentabiliser ça avec les deux piliers de la mise en circulation selon les exigences d’un système dominé par les diffuseurs télé: c’est tout bête, il faut faire un film de genre, avec une vedette.
Pour ne prendre que des films sortis depuis le début de cette année, voilà comment on se retrouve avec L’Avocat de Cedric Anger, polar avec Benoit Magimel, Avant l’aube de Raphaël Jacoulot, thriller avec Jean-Pierre Bacri, La Permission de minuit de Delphine Gleize, mélo avec Vincent Lindon, le plus récent du lot sorti le 2 mars, en attendant Coup d’éclat de José Alcala, polar avec Catherine Frot (annoncé pour le 27 avril).
Ces quatre cinéastes (on en aurait cité d’autres en prenant une autre période de référence) avaient fait preuve d’originalité et d’audace dans leurs premiers films – Le Tueur pour Anger, Barrage pour Jacoulot, Alex pour Alcala, Carnages pour Delphine Gleize.
En regardant leurs nouveaux films, surtout si on a en tête les premières réalisations des auteurs, les effets de ce formatage sautent aux yeux. Ce sont les automatismes du scénario, même si celui-ci possédait au départ une certaines singularité dans le thème (La Permission de minuit : la relation entre un enfant atteint d’une maladie orpheline et son médecin) ou l’approche narrative (l’écart à géométrie variable entre le patron d’hôtel et son employé dans Avant l’aube).
Dévoiement progressif
C’est la lourdeur du trousseau de clés psychologiques supposées bien expliquer le comportement de chacun. C’est le jeu insistant, à la limite de l’auto-caricature, de l’acteur principal. C’est la prise de contrôle du film par un rythme de machine, cette véritable mollesse qui comporte, selon le B.A.ba du storytelling, sont lot de rebondissements, de scènes d’action ou de coups de théâtre sans que naisse aucune dynamique interne, qui vienne du film lui-même et pas d’un modèle.
Il y a une explication à ce triste phénomène, qui est en fait un symptôme de l’état général du système en France. C’est à dire du dévoiement progressif de dispositions qui, en tant que telles, étaient bonnes. Le dispositif de soutien a depuis longtemps (Malraux le fit, Jack Lang le renforça grandement) voulu contribuer au renouvellement des générations, noble projet s’il en est. Il existe donc des procédures d’accompagnement au passage à l’acte cinématographique, dont la plus importante est le «collège» spécifique dédié aux premiers films dans le cadre de l’Avance sur recettes. Résultat, il y a eu 77 premiers films français en 2009, 42% de la production totale, et 63 en 2010!
C’est énorme, et c’est absurde. Et ce n’est en aucun cas un gage de qualité, l’année passée étant exemplairement pauvre en découverte de nouveaux talents – Valérie Donzelli et sa Reine des pommes, Rebecca Zlotowski avec Belle Epine, Dominique Marchais avec Le Temps des grâces et je crains que ce soit tout pour les sorties en salles (on attend toujours Donoma de Djinn Carrenard).
Les valeurs sûres
Faire un premier film, dispositifs d’aide ou pas, c’est de toute façon compliqué. En faire un deuxième, c’est l’enfer! Beaucoup n’y parviendront jamais: la moitié environ. Pour ceux qui s’accrochent, la situation est rude: jeunes réalisateurs, ils ont rejoint la masse de ceux qui ont déjà fait un film tout en étant encore en situation d’avoir à faire leurs preuves, à s’imposer, surtout si le premier n’a pas été un succès [1]. A ce moment-là, la tentation est grande de s’appuyer sur des «valeurs sûres» (les lois du genre, l’acteur bankable), et peut-être aussi de jouir d’un confort ou d’une possibilité de reconnaissance grand public qui aura fait défaut lors du premier. Tout cela est très légitime, on rêverait que ça marche. Mais ça ne marche pas.
Pas question ici de faire l’éloge de l’austérité en toutes circonstances, certains cinéastes savent dompter à leur avantage des machines lourdes, s’emparer des lois et même des pesanteurs des genres, obtenir d’inoubliables interprétations d’acteurs connus dont on n’attendait plus rien tant on les avait vus cabotiner dans d’innombrables productions. Claude Chabrol serait, en France, la figure tutélaire de cette réussite – mais ça lui a pris du temps, une décennie de réalisation après une autre comme critique.
Pas question non plus de faire comme si tout le monde allait manifester soudain une originalité et une ambition foudroyantes: la majorité des réalisateurs sont au mieux d’honorables artisans qui fabriquent avec soin des produits convenus, au pire des exécutants plus ou moins efficaces qui occupent leur poste de travail dans un processus de fabrication industrielle. Le phénomène dont il s’agit ici concerne l’impasse devant laquelle se trouvent une bonne partie de ceux qui ont manifesté à leurs débuts une personnalité singulière et un désir de s’exprimer de manière nouvelle.
Et après? Qu’est-ce que se passe pour eux? Il n’y a pas de réponse générale, bien sûr. Mais le hasard veut que, depuis le 19 mars, Arte rediffuse une série de polars biscornus produite par France 2, réunie sous le label «Suites noires» [2], imaginée par Jean-Bernard Pouy d’abord comme une collection de livres, aujourd’hui portée au (petit) écran, sur un format d’une heure.
Nouveaux paradoxes
On trouve à la réalisation de ces fictions nerveuses et décalées le nom de gens qui ont été salués parmi les plus prometteurs au moment de leur premier film, sans parvenir ensuite à se faire une place parmi les cinéastes qui tournent régulièrement : Emmanuelle Bercot, Orso Miret, Claire Devers, Patrick Grandperret ou Brigitte Roüan avaient démontré un talent incontestable, tous ont subi l’épreuve cruelle du deuxième film (sans avoir tous joué la carte du film de genre à vedette).
Sous les intitulés joueurs de leurs contributions à la collection (Tirez sur le caviste, On achève bien les disc-jockeys, Envoyez la fracture, La Musique de papa, Le Débarcadère des anges), avec des acteurs originaux et singuliers – et une comédienne carrément géniale, Julie-Marie Parmentier chez Emmanuelle Bercot – ils réussissent dans ce contexte ultra-formaté à faire preuve d’une liberté de réalisation, et d’une légèreté qui leur sont souvent refusées dans le cadre du cinéma plus convenu, ou qui se paie d’une solitude dangereuse si on se tient dans les marges.
Ce n’est pas une question de «Cinéma» et de «Télévision» en général, mais de la manière dont fonctionnent ici et maintenant, les différentes zones de ces deux continents. Le financement du cinéma par les télés enferme les films en principe conçus pour le grand écran dans une norme, alors que certaines cases télévisuelles jouent la contre-programmation et l’esprit de transgression pour gagner en visibilité – on en a raconté ici même d’autres manifestations, à propos de Carlos d’Olivier Assayas et de Roses à crédit d’Amos Gitai. Des paradoxes avec lesquels les cinéastes sont contraints d’apprendre à jouer, au risque de se perdre.
Jean-Michel Frodon
[1] Dans sa grande sagesse, le législateur a tenté de pallier à la brutalité de cette situation en confiant à une commission spécifique de l’Avance sur recettes l’accompagnement des premiers et deuxièmes films. Ça aide… un peu. Retourner à l'article
[2] Qui les avait diffusés à l’été 2009, et les édite à présent en DVD. Retourner à l'article