La crise libyenne aura eu raison de la politique extérieure commune de l’Union européenne. Depuis un an que le traité de Lisbonne est entré en vigueur, la PESD – la politique extérieure et de sécurité commune – comme on l’appelle dans le jargon bruxellois, n’avait pas vraiment fait bonne figure. Pourtant le traité avait doté l’UE d’un Haut représentant, en l’occurrence la baronne Catherine Ashton, censée donner un visage, et comme aurait dit Henry Kissinger, un numéro de téléphone, à la politique extérieure de l’Union. La Grande-Bretagne, alors dirigée par les travaillistes, s’était opposée à ce que ce Haut représentant porte le titre de ministre des affaires étrangères. Mais tout de même. Mandatée à la fois par le Conseil européen, c’est-à-dire par les gouvernements nationaux, et par la Commission, Mme Ashton disposait théoriquement de pouvoirs qui, auparavant, étaient dispersés entre plusieurs commissaires et institutions. Pendant la première année de son mandat, elle a passé le plus clair de son temps à mettre sur pied le Service d’action extérieure, véritable outil diplomatique de l’Union, qui compte quelque 6.000 personnes, avec des ambassadeurs répartis dans le monde entier.
Résultat: Mme Ashton a pratiquement été aux abonnés absents pendant le mouvement qui a soulevé les peuples arabes. Elle a dû attendre plusieurs semaines après le départ du Tunisien Ben Ali puis de l’Egyptien Moubarak pour manifester son existence. Avec beaucoup de candeur, elle en a expliqué la raison. Elle ne peut s’exprimer qu’après avoir consulté les vingt-sept ministères des affaires étrangères des Etats membres et avoir dégagé une position acceptable par tous. C’est la plupart du temps le plus petit dénominateur commun.
L’expression d’une position «européenne» est laissée, comme par le passé, aux dirigeants des pays membres, et surtout aux plus importants d’entre eux. S’il s’agit de prendre position sur l’Egypte, Nicolas Sarkozy, Angela Merkel et David Cameron publient une déclaration commune. Les autres n’ont plus qu’à s’y rallier ou à manifester leur mauvaise humeur en s’abstenant.
S’abstenir, c’est la position prise par l’Allemagne au Conseil de sécurité des Nations unies, jeudi 17 mars, sur la résolution proposée par la France, la Grande-Bretagne et le Liban, autorisant l’usage de la force contre Kadhafi. L’Europe ne pouvait étaler ses divisions de manière plus spectaculaire. Après coup, les Allemands ont tenté d’expliquer que cette abstention valait approbation. Mais le mal était fait. Certes, le gouvernement de Berlin a de bonnes raisons pour justifier son attitude. 80% des Allemands sont contre une intervention militaire en Libye. Le ministre des affaires étrangères et vice-chancelier, Guido Westerwelle, s’est présenté comme le pacifiste en chef, espérant peut-être que son parti libéral (FDP) pourrait ainsi regagner les soutiens qu’il a perdus depuis les élections générales de septembre 2009.
Les considérations électorales ne sont pas non plus étrangères à Angela Merkel. Dimanche 27 mars, un scrutin crucial a lieu dans le Bade-Wurtemberg, gouverné depuis soixante ans par les chrétiens-démocrates. Or les sondages sont très mauvais pour le parti de la chancelière. Une coalition social-démocrate-Verts pourrait obtenir la majorité, privant ainsi la démocratie-chrétienne d’un de ses bastions traditionnels. Ce n’est pas le moment pour Angela Merkel d’ignorer l’hostilité de ses propres électeurs à toute aventure militaire, d’autant plus que la catastrophe nucléaire au Japon a encore renforcé l’hostilité des Allemands, gauche et droite confondues, à l’énergie nucléaire.
Les calculs politiciens ne suffisent pas à expliquer la position défendue par l’Allemagne. Toujours très réservée vis-à-vis de toute décision irréfléchie, soucieuse de peser longuement le pour et le contre, Angela Merkel craint que l’Europe et la communauté internationale ne s’embarquent dans opération à l’issue incertaine. Le cavalier seul de Nicolas Sarkozy plaçant ses partenaires européens devant le fait accompli de la reconnaissance du Conseil de transition libyen installé à Benghazi l’a particulièrement agacée.
Il n’empêche. On retiendra finalement que l’Allemagne s’est désolidarisée de ses partenaires européens, la France et la Grande-Bretagne, et de son traditionnel allié américain. Elle se retrouve dans la situation de 2003 quand le chancelier Gerhard Schröder, alors à la tête d’une coalition rouge-verte, s’était opposé à l’intervention américaine en Irak. La différence – essentielle --, c’est qu’à l’époque Berlin s’était retrouvée aux côtés de Paris. L’Europe s’était divisée mais l’Allemagne n’était pas isolée.
Angela Merkel est dans une situation paradoxale. En 2003, alors chef de l’opposition, elle avait critiquée la politique de Gerhard Schröder. Elle n’était certes pas favorable à l’invasion de l’Irak mais elle regrettait que le gouvernement allemand se soit placé en opposition frontale avec les Etats-Unis et qu’il se soit retrouvé dans le même camp que la Russie de Vladimir Poutine. Aujourd’hui, son abstention au Conseil de sécurité la place dans la même catégorie que la Russie et la Chine.
L’Union européenne y survivra. Son avenir se joue plutôt sur le front monétaire et économique où des progrès sont péniblement enregistrés au gré des sommets des chefs d’Etat et de gouvernement. La politique étrangère européenne, en revanche, reste un chantier en déshérence. La raison en est simple: aucun des Etats membres ne veut abandonner une parcelle de souveraineté au profit d’une politique communautaire. Commentant l’affaire libyenne, le porte-parole du Quai d’Orsay a déclaré que la voix de l’Europe était de plus en plus forte. Si c’est vrai, c’est la voix des Etats pas celle de l’Union.
Daniel Vernet
Photo: Le Conseil de sécurité de l'ONU lors du vote de la résolution libyenne Jessica Rinaldi / Reuters