Hier lundi, à peu près à la même heure, je découvrais la diffusion d'une vidéo, postée sur Dailymotion, montrant, filmée par une caméra de vidéosurveillance, une scène d'agression dans un bus de la RATP. La scène est — tristement — classique. Deux choses l'étaient moins : le fait que cette vidéo soit en ligne (aucune vidéo de surveillance de bus n'avait été postée auparavant à ma connaissance), et ce qui entourait la vidéo: titre indiquant un prisme raciste (des «racailles qui agressent des Français»), tags du même acabit. Après quelques échanges sur Twitter, j'ai publié, lundi soir, un billet sur mon blog livrant une première analyse de la chose. Voici quelques éléments qui permettent de prendre du recul.
Le web n'est pas plat, uniforme. Les vidéos ne «buzzent» pas uniformément. Chaque vidéo a, dans son développement, une histoire. Celle de cette vidéo est emblématique.
La source, manifestement, est un policier, qui l'a postée sur Facebook, dix jours après les incidents, en décembre 2008. Comme ça, disait-il en commentaire sous cette vidéo, chaque matin, «avant d'aller bosser, je me remets la vidéo, et ensuite je me rappelle pourquoi je suis devenu Policier». La source, dans la diffusion d'une vidéo de ce type, joue un rôle essentiel. Surtout pour une vidéo qui n'aurait jamais dû être rendue publique, ce qui contrevient à toute une palanquée de règles, de la Cnil, des procédures judiciaires, etc... Mais poster une vidéo en ligne ne veut pas dire qu'elle touchera un public. Pour cela, il faut qu'elle soit transmise, que les internautes la diffusent.
Le rôle des diffuseurs
La vidéo est passée de la source, un compte Facebook, aux «diffuseurs», pour une raison toute simple. Mathieu, notre policier, ne savait pas utiliser Facebook. Son profil était public (j'ai pu voir lundi le nom de tous ses amis, le visage de sa compagne, où il habitait, ses photos, un véritable Marc L. du Tigre). La vidéo était donc là. Elle a dormi pendant plusieurs mois, vue essentiellement, sans doute, par les amis de Mathieu. Et puis, par un hasard ou une connexion non identifiée, quelqu'un l'a trouvée, et repostée sur youTube. C'est là qu'entrent en jeu les «diffuseurs».
Les «diffuseurs», ce sont ceux qui donnent de la visibilité à la vidéo, ceux qui la font circuler. Une vidéo simplement postée sur Dailymotion ou youTube n'est pas vue. Il faut d'abord qu'elle se dissémine. Pour la vidéo «Racaille», cela semble avoir démarré avec Kasero, utilisateur lambda de ces plateformes, qui poste des vidéos de mobylette dans la campagne ou de magie approximative. Kasero est-il un des forumeurs qui ont initiée la discussion sur le forum 15-18 de jeuxvideo.com, où la discussion semble avoir démarré? Comment a-t-il récupéré la vidéo de Mathieu? On ne le saura pas non plus. Est-il Fleury_Nichon? Peut-être est-il le petit cousin de Mathieu, peut-être est-il tombé dessus par hasard. Toujours est-il que le forum, très actif, s'en empare. Le sujet a été modéré, mais s'il était lundi soir très enflammé, il restait concentré. Certes chez des mineurs, certes avec des propos souvent choquants, mais on était dans l'entre soi de quelques dizaines de jeunes, qui parlaient racisme, rebeus, berbères, racailles, et, aussi, voire beaucoup, de Front national (plutôt en bien, d'ailleurs).
A ce moment-là, la vidéo avait été vue quelques milliers de fois. Ensuite, elle est sortie. Par email, on peut le penser. Chaque participant du forum a dû l'envoyer à ses amis. Et elle est sortie aussi sur le web, principalement sur des blogs extrémistes, comme F Desouche, le pilier de bar des gaulois, le repère des identitaires. Les extrémistes avaient de l'eau pour leur moulin: ils savent bien le faire tourner. Ils ont donc continué à distribuer. Et c'est sorti de ces deux sphères, jeunes de jeuxvideo.com et extrémistes, via Twitter (via islamisme, puis buzzman, le twit d'une agence de buzz). Elle s'étend alors à des endroits plus généralistes, puis à la joyeuse grappe des technophiles, et aussi la blogosphère du débat public et politique.
La question du fake
Twitter joue un rôle ingrat. Sur Twitter, un outil de conversation, difficile d'être fin. En 140 caractères, on ne peut pas dire grand chose. Du coup, ça circule sans sens, sans mise en contexte. La vidéo m'arrive ainsi par plusieurs comptes Twitter. Je vois les liens, les titres, le cadrage grossier, les blogs et intentions qui sont derrière. Et la vidéo, comme je m'en explique dans mon blog, me paraît trop juste, trop vraie, trop montée. Elle diffère des milliers de vidéos américaines de vidéosurveillance, qui sont des coupes brutes. Elle identifie trop tout le monde. Je pose donc l'idée du «fake», sur Twitter. Quelques-uns se réveillent et se posent la question, au lieu de simplement relayer. La mécanique change alors, pour une petite partie de la communauté, de nature: elle passe d'un buzz sans qualification à un questionnement sur la démarche et la véracité.
La vidéo continue son chemin. D'après mes calculs, avant d'être retirée de youTube et Dailymotion, elle a été vue entre 60 et 80.000 fois. C'est beaucoup pour 24 heures. Sur rutube, le site de partage russe utilisé par l'extrême droite, elle a été vue 75.000 fois. De tels démarrages sont assez peu courants pour des contenus politiques et des documents chocs de ce type. La trajectoire d'une telle vidéo aurait pu être celle d'une Une de l'actualité sous quelques jours. @SI, lepost, rue89 font leur job: ils décryptent et expliquent, plutôt que de simplement reprendre la vidéo sans contexte. Évidemment, ils parlent tous d'une vidéo qui «enflamme le web», sans jamais citer les chiffres de son audience (nombre de vues ou de reprises).
Phénomène inédit
De fait, cette vidéo n'a pas enflammé le web. Elle a nourri un débat qui s'étend. Elle menace d'enflammer plus que le web, d'ailleurs, et de nourrir le débat bien au-delà de simples sphères virtuelles: il s'agit avant tout d'un document, d'un fait bien tangible, caractéristique d'une réalité. Mais elle pourrait surtout avoir comme effet d'embrasser, camp contre camp, extrêmes et racailles. Karcher contre violences. Impunité sentie dans la vidéo (des jeunes qui s'enfuient après avoir frappé), contre espoir d'une politique plus dure (alors même que les auteurs de ces violences-là ont été arrêtés, mais la vidéo ne le dit pas). Lecture ethniques et identitaires. On voit bien ce qui est à l'œuvre dans la diffusion de cette vidéo, et la volonté de ceux qui la poussent. C'est pour ça qu'il faut non arrêter le buzz, mais le qualifier, le rendre intelligible, le nourrir en contenus.
Ce n'est pas une vidéo qui nous parle du web, mais un phénomène d'opinion inédit qui nous parle de la manière dont nous réagissons à cette représentation de la réalité, dure, sordide, injuste. Elle fait se poser des questions sur la vidéosurveillance, sur la situation des bus, sur l'impunité. Elle questionne le rapport des jeunes à la violence, et à la médiatisation de cette violence. Elle donne le sentiment d'une violence sourde, qui peut se réveiller à tout moment. C'est peut-être cette violence et sa médiatisation qu'il va falloir étudier, maintenant, aussi...
Nicolas Vanbremeersch