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Les amis encombrants des politiciens européens

Temps de lecture : 4 min

Il n’y a pas qu’en France que les élites politiques fricotent avec les dictateurs et leur famille. En Grande-Bretagne aussi, la famille Kadhafi a des relations très haut placées.

Saïf al-Islam Kadhafi - REUTERS/Amr Dalsh
Saïf al-Islam Kadhafi - REUTERS/Amr Dalsh

Tout journal britannique digne de ce nom a écrit sur Saïf al-Islam Kadhafi fin février 2011, mais c'est le Sunday Times qui remporte de loin la palme de la représentation la plus explicite. Une photo du deuxième fils du colonel Kadhafi —vêtu d'une chemise blanche et d'une cravate en soie de bon goût, un keffieh soigneusement repassé élégamment drapé sur les épaules— occupe le centre d'un grand encadré.

Des photos de ses amis et de ses partenaires commerciaux britanniques sont disposées en cercle autour de lui: Nat Rothschild, descendant de la famille de banquiers, qui organisa une fête en l'honneur de Saif pour fêter son doctorat sur la «société civile» et la «gouvernance mondiale» à la London School of Economics; Sir Howard Davies, directeur de la LSE et l'un des émissaires économiques de Tony Blair en Libye [NDLE: cet article d'Anne Applebaum a été écrit avant la démission d'Howard Davies de la direction de la LSE]; Lord Peter Mandelson, ancien conseiller de Blair, ancien ministre et commissaire européen, devenu conseiller des «sociétés souhaitant étendre leurs marchés à l'international»; le Prince Andrew, promoteur des entreprises britanniques à l'étranger, et, enfin, Blair lui-même.

Londres, nid de voyous raffinés

Saïf était populaire. Il assistait à des fêtes au Palais St. James et naviguait dans des yachts au large de Corfou. Et il était riche. Grâce à ses contacts, il était devenu l'intermédiaire par lequel les entreprises britanniques plaçaient des capitaux en Libye —et par qui la Libyan Investment Authority investissait dans des sociétés britanniques. En tout cas c'est ce qu'il faisait jusqu'à la semaine dernière, lorsqu'il a juré à la télévision libyenne que le régime sanglant de son père se battrait «jusqu'au dernier homme, à la dernière femme, à la dernière balle». D'un seul coup, le visage acceptable de la tyrannie libyenne est devenu intolérable. Sous ce vernis d'éducation occidentale se tapissait, semble-t-il, un psychopathe vociférant.

Saif n'était pas le seul personnage discutable à habiter là où l'argent rencontre la politique à Londres, la nouvelle vraie capitale du capitalisme mondial. N'importe quelle liste de personnes avec qui le Prince Andrew, par exemple, a récemment dîné, révèlerait des dizaines de voyous raffinés du même acabit: d'autres Libyens, des Kazakhs,des Kirghizes, et, naturellement, les omniprésents Saoudiens.

Pour Tony Blair et Gerhard Schröder, l'argent n'a pas d'odeur

L'argent, même l'argent étranger (et tout particulièrement l'argent saoudien) a toujours été un moyen d'accéder aux hommes d'État occidentaux. Mais au cours des dix dernières années, les proportions se sont subtilement renversées. L'Occident démocratique s'est relativement appauvri, tandis qu'une poignée de marchés «émergents» non démocratiques se sont enrichis. Pour le dire plus franchement, les politiciens, ex-politiciens et même les aristocrates sont devenus beaucoup, beaucoup plus pauvres que les très très riches hommes d'affaires émergeant des États gaziers et pétroliers d'Asie centrale, d'Europe de l'Est et du Moyen-Orient.

Il y a vingt ans, aucun homme d'État britannique ou allemand à la retraite n'aurait cherché du travail hors de son pays. Aujourd'hui, Blair conseille les gouvernements du Koweït et des Émirats Arabes Unis, entre autres; Gerhard Schröder, l'ancien chancelier allemand, se fait rémunérer par Gazprom, le monstre énergétique russe.

D'accord, on peut mettre en avant un argument légitime pour justifier de garder le contact avec des dictateurs: Blair a contribué à persuader le colonel Kadhafi d'abandonner son programme d'armement nucléaire en 2003, et ces dix derniers jours, il a appelé deux fois le dictateur pour lui demander d'arrêter de tirer sur son peuple. Cela n'a servi à rien évidemment, mais on ne perd rien à essayer.

L'ami américain de Moubarak

En revanche, rien ne justifie d'accepter l'argent de dictateurs ni de devenir ami avec leurs enfants, surtout pas tout en faisant de la politique avec les parents. Et ce n'est pas un problème exclusivement britannique. Frank Wisner, envoyé par le président américain Barack Obama pour négocier avec Hosni Moubarak dans les premiers jours de la révolution égyptienne, est un collaborateur du cabinet d'avocats Patton Boggs, qui a travaillé pour le gouvernement égyptien. L'administration américaine a paraît-il été furieuse lorsque ce dernier, à la surprise générale, a émis l'avis que Moubarak «devait rester», quelques jours à peine avant que le président égyptien ne fuie le Caire.

MAM, première d'une longue série de démissions?

Mais cela aurait-il dû nous surprendre? Michèle Alliot-Marie, ministre française des Affaires étrangères, vient juste de perdre son portefeuille pour être partie en vacances en Tunisie pendant la révolution, avoir profité de quelques trajets dans l'avion privé d'un ami du président tunisien et avoir aidé son père à faire des affaires sur place. En rentrant en France, elle a suggéré avec tact que les Français aident leurs amis de la police tunisienne à réprimer les émeutes.

Croisons les doigts pour qu'Alliot-Marie soit la première d'une longue série: si les gouvernements occidentaux veulent avoir une quelconque crédibilité dans le monde arabe post-révolutionnaire, il faut qu'ils arrêtent d'employer des gens, même de simples «envoyés», à la solde d'anciens ou d'actuels dictateurs arabes. Blair doit démissionner immédiatement de son poste de négociateur officieux au Moyen-Orient; et il faut que quelqu'un dise au prince Andrew de rester chez lui. Tous les Wisner du monde devraient être mis à la retraite.

Enfin, pour faire bonne mesure, les légions d'anciens hauts fonctionnaires aujourd'hui à la solde d'hommes d'affaires chinois, russes ou saoudiens devraient être tenus éloignés de leurs anciens lieux de travail, par mesure de précaution. Parce qu'en cas de révolution, vous pouvez être sûr qu'on leur découvrira, à eux aussi, des amitiés encombrantes.

Anne Applebaum

Traduit par Bérengère Viennot

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