Culture

Le secret d’Humphrey Bogart

Temps de lecture : 9 min

La biographie de Stefan Kanfer saisit la grandeur de l’acteur. Et de l’homme.

Photo Library and Archives Canada
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Une génération d'acteurs et d'actrices de plus en plus jeune

Aujourd’hui, la carrière d’une star hollywoodienne, comme l’espérance de vie d’un papillon ou d’un réplicant, a cela de tragique que sa durée semble programmée de manière irréversible. Jack Nicholson, Robert Duvall et Gene Hackman ont atteint le sommet à 40 ans, mais désormais, la seule tête grisonnante à laquelle nous ayons droit est celle de George Clooney. Et encore, il est passé par la télévision, le dernier endroit où l’on peut espérer apercevoir un homme d’âge mûr. Quant aux actrices, ce n’est plus la quarantaine qu’elles redoutent. Aujourd’hui, grâce à Gwyneth Paltrow, la nouvelle date de péremption est tombée à 30 ans, l’âge auquel il faut avoir eu son Oscar si on ne veut pas être balayée par la vague suivante de pré-ados déchaînées. Vous avez remarqué qu’on ne parle plus d’acteurs-enfants? C’est parce que tout le monde est acteur-enfant. Hathaway. Williams. Dunst. Les Gyllenhaal. Les Fanning. Dans le métabolisme accéléré de l’Hollywood contemporain, commencer sur les plateaux à 11 ans n’a plus rien d’exceptionnel. C’est simplement un bon départ.

Tout ça pour souligner que le détail le plus important de la biographie écrite par Kanfer, Tough Without a Gun: The Life and Extraordinary Afterlife of Humphrey Bogart, c’est que Bogart a percé dans le cinéma à 37 ans et qu’il a dû attendre 41 ans pour devenir célèbre. Il en était déjà à son deuxième mariage, ses parents étaient morts et il n’avait rien du petit prodige, avec son physique austère et ses grandes dents qui transformaient son sourire en grimace, en «image de la détresse», pour citer Kanfer. Or, à Hollywood, le destin se lit souvent sur le visage. Et le premier signe que Kanfer maîtrise bien son sujet, et c’est tout ce qu’on attend de lui, est le soin qu’il prend à étudier cette gueule, pleine de crevasses et de failles, avec sa bouche étonnamment belle. «Son visage était dense, d’une belle teinte rose et parfaitement dessiné», notera Louise Brooks, qui elle aussi devait tout à son visage. «Ce qui le rendait réellement fascinant, c’était la cicatrice qui venait déformer le coin de sa lèvre supérieure

On ne sait pas exactement d’où lui venait cette marque. Un coup asséné par son père, ivrogne colérique? Une bagarre avec un prisonnier quand il était dans la Navy? Un éclat d’obus tiré par un U-boat allemand? Une chose est sûre, elle donnait à sa voix son chuintement caractéristique, que Bogart dissimulait en parlant le plus bas possible, ce qui donnait l’impression qu’il s’adressait à une seule personne, même lorsqu’il commençait un film avec une longue voix off d’exposition.

La jeunesse dorée de Bogart

Beaucoup de lecteurs seront surpris d’apprendre que, de 20 à 30 ans, Bogart a passé son temps à jouer les fils de famille idiots dans les farces que Broadway montait à la chaîne: le type en costume à rayures qui faisait fuir tout le monde en criant «Qui vient jouer au tennis ?». Pour un vrai fan, l’image de Bogie en tenue de tennis, c’est un peu comme Jackson Pollock avant qu’il peigne par terre, ou Archimède avant son bain. Mais un tel choix de casting peut se comprendre. Comme tous ses biographes l’ont signalé, le plus dur de tous les durs est né avec une cuillère en argent dans la bouche. Il a passé son adolescence torturée entre une propriété edwardienne de 20 hectares avec un lac, et le très sélect lycée Phillips, à Andover (Massachusetts), le plus ancien pensionnat des États-Unis. Il y complétait son uniforme avec un chapeau melon noir qui lui donnait une allure de dandy de champ de courses.

«Plus on lui serrera les boulons, plus mon fils sera prêt à affronter la vie», écrivait son père à un directeur d’établissement exaspéré par les mauvaises notes d’Humphrey. M. Belmont Bogart, qui était dentiste, aurait pu se recycler dans la critique de cinéma. En effet, son fils allait passer toute sa carrière à se faire resserrer les boulons par tout le monde, de Jack Warner à Sydney Greenstreet (acteur avec Bogart dans Le Faucon Maltais (The Maltese Falcon, 1941) et Casablanca (1942)), expérience dont il se sortait toujours mieux qu’eux, comme s’il avait été fait d’acier trempé. «S’il estimait que vous étiez un poseur, il devenait terrible», disait Katherine Hepburn. «Il vous cherchait, il ne vous lâchait pas, comme un chat avec une souris

Ce côté un peu cruel lui est certainement venu de sa mère, une femme distante, très exigeante et migraineuse. Elle était illustratrice de livres pour enfants, mais n’avait aucune patience avec les siens, qu’elle houspillait à la moindre occasion. «Aussi dur que cela puisse paraître, Maud n’était pas une femme qu’on aimait», déclara Bogart à sa mort. «Elle avait une telle volonté, une telle force, que personne ne pouvait réellement l’approcher, pas même nous.» De façon intéressante, on aurait pu dire la même chose de Bogart, aussi bien à l’écran, où il plaçait ses répliques avec une autorité inégalable, que dans sa vie de couple, que son caractère entier transformait vite en bataille rangée. Ainsi, c’est seulement avec Lauren Bacall que la relation ne dégénérera pas en concours de lancer d’assiettes.

Une carrière qui débute tardivement

Il en était à son deuxième mariage, avec Mary Philips quand il fut remarqué pour la première fois au cinéma dans La Forêt Pétrifiée (The Petrified Forest, 1936), mais à un âge déjà avancé. A 37 ans, il commençait à avoir de sérieux doutes sur sa carrière au cinéma. Et c’est ce mélange de lassitude et de fatalisme qui lui permettra d’incarner à la perfection un criminel endurci traqué par la police. «Costaud mais les épaules basses, le visage sombre et vaguement pensif», disait le scénario. Et Bogart ne percera que lorsqu’il aura adapté ses gestes et son attitude à ce visage si caractéristique. «Il était de taille moyenne», dira John Huston. «Dans la vie, ce n’était pas quelqu’un qu’on remarquait.» Mais devant une caméra, «les ombres et les lumières lui donnait une autre personnalité, plus noble, plus héroïque

Finalement, toute la carrière de Bogart reposera sur une légère erreur de casting. Son attitude un peu rigide et formelle donnait un côté convenu aux personnages respectables qu’il incarnait au début de sa carrière. Mais projetée sur des gangsters qui se savent condamnés ou sur des privés qui en ont trop vu, elle dégageait une impression d’intégrité à la fois résignée et indestructible, presque chevaleresque, qui toucha immédiatement le public. Tiraillés entre les malheurs de la Grande dépression et l’héroïsme de la Seconde Guerre mondiale, les Américains se retrouvèrent dans les rôles de Bogart, dont le masque de souffrance cachait un courage désintéressé.

Un stoïcisme construit

Quand Bogart se trouva encerclé au sommet d’une montagne à la fin de La Grande Évasion (High Sierra, 1941) avant d’être tué d’un coup de fusil, le public fut définitivement conquis. Personne ne mourrait comme Bogart. Et personne ne mourrait aussi souvent que lui. Dans ses 34 premiers films, il fut abattu 12 fois, électrocuté ou pendu huit fois, déchiqueté par une grenade, dévoré par un lion, décapité par des bandits mexicains et tué dans l’explosion de son avion.

Selon Sénèque, «Nous avons tort de penser que la mort nous attend dans l’avenir. Elle règne sur toutes les années que nous avons laissées derrière nous.» Personne n’a mieux personnifié cette idée que Bogart, lui qui pouvait se tourner vers son passé pour contempler toutes ses morts et dont l’essence, comme André Bazin puis Ken Tynan (écrivain et critique de théâtre) le comprirent, était le stoïcisme, subir sans se plaindre. À l’écran, il supportait les souffrances infligées par un destin impitoyable non dans un esprit masochiste, mais simplement comme un devoir à accomplir, le prix à payer pour traverser l’existence. Aujourd’hui, nous évaluons la force à la mesure des dégâts infligés aux autres. On compte les morts. La force de Bogart était intérieure. «Quand un homme est malade, on le découvre vraiment», déclara le médecin qui soignait le cancer qui finit par emporter Bogie. «On découvre s’il est fait de bois tendre ou de bois dur. A chaque visite, j’apprenais à apprécier Bogart davantage. Il était fait d’un bois très dur

L'école du «gratte-toi les fesses en marmonnant»

Le livre de Kanfer est intelligent, clair et exigeant. Il nous permet à nous aussi de découvrir Bogart à travers une multitude d’observations dont la perspicacité est d’autant plus impressionnante qu’elles sont formulées avec modestie. Par exemple, j’aime beaucoup ce que dit l’auteur sur la relation Bacall-Bogart, qui commença en 1944 sur le tournage du Port de l’angoisse (To Have and have not, 1945) et continua jusqu’à la mort de l’acteur en 1957. Pour Kanfer, cette histoire d’amour est un écho du besoin de repères œdipiens ressenti par une nation dont les fils étaient partis à la guerre et dont les figures d’autorité étaient des figures de père, ou même de grands-pères, comme le général McArthur (64 ans), George Marshall (64), Patton (59) et le Président Roosevelt (62). De ce point de vue, Bogart est le «Ike» du cinéma. Le pater familias grisonnant, le chef de meute entouré de jeunes chiots comme Marlon Brando, Montgomery Clift et James Dean, produits de l’Actor’s Studio prompts à montrer leur torse glabre pour exprimer les angoisses d’une nation traumatisée. Bogart avait un avis sur cette école, qu’il appelait le style «gratte-toi les fesses en marmonnant.» Le vieux loup avait encore toutes ses dents.

Le passage au statut d'icône, symbole d'un changement d'époque

Bogart est un de ces rares acteurs que l’on peut reconnaître rien qu’en apercevant sa silhouette. C’est d’ailleurs ce qui fait de lui une véritable icône. Kanfer consacre deux chapitres à la célébrité posthume de Bogie, fétichisé par Godard dans À bout de souffle (1959), parodié par Woody Allen dans Tombe les filles et tais-toi (Play It again, Sam, 1972), regardé par des générations d’étudiants de Harvard préparant leurs examens et n’ayant pas trouvé meilleur modèle de courage et de détermination que Sam Spade ou Rick Blaine. En 2004, dans un article intitulé «Hollywood He Men Are Bumped by Sensitive Guys» (Les durs à cuire d’Hollywood laissent place aux hommes sensibles), Sharon Waxman s’est servie de Bogart pour fustiger la dernière génération de stars hollywoodiennes. Ses critiques ont déclenché une cascade de réactions, où les journalistes essayaient de comprendre pourquoi les caïds du cinéma classique avaient été remplacés par les métrosexuels proprets comme Tobey Maguire, Keanu Reeves ou Leonardo DiCaprio. «Les imitateurs ne font jamais Tobey Maguire, Brad Pitt, Leonardo DiCaprio ou Christian Bale», écrit Kanfer. Force est de constater qu’il a raison.

Cette évolution est en partie imputable au changement de cible démographique opéré par Hollywood depuis une trentaine d’années. L’obsession de toucher un public toujours plus jeune, ainsi que la domination des effets spéciaux numériques, favorisent les physiques juvéniles et agiles. Et il ne nous reste plus qu’à constater tristement la disparition de toute sensation authentique au cinéma. À ce propos, voilà quelque chose qu’on ne trouve plus dans les films américains: le destin. Un film comme Inception (2010), avec son pastiche de femme fatale et son récit très «film noir» qui passe son temps à désorienter le spectateur, doit beaucoup au Faucon maltais. Mais la ressemblance reste superficielle, car rien ne vient ternir la perfection glacée des images. Pas de sang, pas d’émotions et même pas de mort, puisque celle-ci est devenue réversible, ramenée au rang d’option qu’on sélectionne en parcourant un menu et qu’on peut rejouer à volonté, comme dans un jeu vidéo qui ne finit jamais.

Ce qui fait la singularité des films de Bogart, c’est justement le caractère irréversible des actions, et de leurs conséquences morales, d’un homme déterminé à rester debout, comme au milieu d’une rivière dont il doit affronter le courant. Une fois qu’il lui est arrivé quelque chose, il ne peut pas revenir en arrière, il n’a pas de deuxième chance. Quand il se prend un coup de poing, il se frotte la mâchoire comme un gamin qui sort de chez le dentiste. «Quand il transpirait, vous pouviez essorer sa chemise», disait François Truffaut, qui devait penser à la première séquence du Grand sommeil (The Big Sleep, 1941), où Marlowe entre dans une serre et rencontre le Major Sternwood, véritable araignée se nourrissant de chaleur et se cachant parmi les orchidées, dont le parfum rappelle l’odeur douceâtre et écœurante de la corruption.

«Pourquoi avez-vous continué», lui demande Lauren Bacall.

«Trop de gens m’ont dit d’arrêter

Article écrit par Tom Shone

Traduit par Sylvestre Meininger

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