Culture

Alain Delon n'est pas mégalo, Alain Delon est lucide

Temps de lecture : 8 min

Adulé à l'étranger, l'acteur mythique du Samouraï passe en France pour un vieux réac prétentieux. Il est pourtant loin d'avoir tort à propos de l'évolution du cinéma européen.

Alain Delon au festival de Cannes en 2010. REUTERS/Jean-Paul Pelissier
Alain Delon au festival de Cannes en 2010. REUTERS/Jean-Paul Pelissier

«Je suis un des rares mythes vivants du XXIe siècle.» La phrase a de quoi faire sourire. Surtout dans la bouche d'Alain Delon, qui l'a prononcée en janvier dernier sur RTL. Alors en pleine promo pour Une journée ordinaire, la pièce dont il partage l'affiche avec sa fille Anouchka, l'acteur de 75 ans jouait une fois de plus son propre rôle de type mégalo et réac, toujours prompt à enchaîner les déclarations hautaines sur son statut de légende du cinéma.

Une image qui lui colle à la peau depuis plus de trente ans et que les Guignols ont contribué à créer, celle d'une légende sur le retour parlant de lui à la troisième personne et passant son temps à s'auto-canoniser: une sorte de Narcisse d'autant plus ridicule qu'il est vieillissant. Le tout agrémenté d'un soupçon de parano, comme si tout le monde s'acharnait à lui refuser les hommages qu'il serait naturel, pense-t-il, de lui délivrer en permanence.

Mais demandez à un Ouzbek, un Péruvien ou un Inuit de vous citer le nom d'un acteur français: Alain Delon, bien sûr. Ne parlons pas du Japon, où il est vénéré: on l'y surnomme même «le Samouraï du printemps». Ni de la Chine, où il reste l'un des seuls artistes français connus, tout comme au Cambodge ou en Thaïlande, où les gens fument des «Alain Delon». Quant aux réalisateurs Quentin Tarantino, John Woo ou Sofia Coppola, ils l'adorent...

L'invention du mythe Delon

Mais pour les Français, à quelques exceptions près (citons les écrivains Marc-Édouard Nabe ou Benjamin Berton qui en ont fait un personnage positif dans leurs romans), il n'est qu'un vieux meuble un peu encombrant. C'est loin d'avoir toujours été le cas: il faut revenir à ses débuts, à l'aube des années 1960, pour comprendre quel étrange rapport d'amour-haine il a progressivement noué avec le public de son pays.

Né en 1935 à Sceaux (Hauts-de-Seine), le jeune Alain est issu d'une famille éclatée: ses parents divorcent très tôt. Adolescent, il se révèle rebelle et indiscipliné. Renvoyé six fois de l'école, il s'engage à 17 ans dans la marine nationale, avant de partir pour l'Indochine. De retour en France, il se fait remarquer par le réalisateur Yves Allégret qui le fait tourner dans Quand la femme s'en mêle (1957). Suivent quelques films qui lui permettent d'accéder au statut de jeune espoir du cinéma tricolore: en raison de son physique exceptionnel, on le surnomme parfois «le James Dean français». Mais la gloire reste encore à venir.

C'est avec Plein Soleil de René Clément, en 1960, dans lequel il joue un assassin qui usurpe l'identité de sa victime, qu'il devient, à 25 ans, une authentique star. En tournant ce premier chef-d'œuvre d'une filmographie qui en compte facilement une dizaine, Delon casse son image naissante et amorce un choix de carrière qui se révèlera extrêmement fructueux sur le plan artistique et public. Loin des rôles monolithiques de jeunes premiers propres sur eux, tous les personnages qu'il incarnera désormais seront ambivalents, tragiques, fragiles et durs à la fois. De là naît le mythe Delon.

L'acteur-personnage

Le secret de cette «aura», qu'en véritable artiste il s'est construite film après film, réside tout entier dans cette stratégie. Il la poursuit la même année avec le dostoïevskien Rocco et ses frères de l'Italien Luchino Visconti (qu'il retrouvera dans le fabuleux Le Guépard en 1963). Et aussi avec L'insoumis (1964) d'Alain Cavalier, grand film de gauche sur la guerre d'Algérie, puis dans l'inoubliable Le Samouraï (1967) de Jean-Pierre Melville, dans l'ultra-érotique La piscine (1968) de Jacques Deray, ou encore dans le très sombre Monsieur Klein (1976) de Joseph Losey.

A chaque nouveau film, jusqu'au milieu des années 1970, Delon ajoute une pierre à l'édifice de sa propre légende. Tous les ingrédients de la fabrication d'une star sont présents dans sa carrière de l'époque. D'abord, chacune de ses apparitions laisse une trace dans l'imaginaire collectif. Alain Delon n'est alors pas qu'un excellent acteur, il est véritablement, pour tout le monde, à la fois le Jef Costello du Samouraï, le Tancrède du Guépard ou les frères jumeaux de La Tulipe noire. Dans tous ses films, il semble appliquer à la lettre le conseil que lui avait donné Yves Allégret à ses débuts: «Je ne veux pas que tu joues, je veux que tu sois toi.» Et ça marche: le public l'identifie instantanément à chacun de ses personnages.

D'où la fascination qu'inspire sa vie privée: tous ses agissements hors-plateaux sont scrutés à la loupe, depuis ses histoires d'amour (avec Romy Schneider, Nathalie Delon, Mireille Darc), qui s'entremêlent régulièrement avec les couples qu'il incarne au cinéma, jusqu'aux aspects les plus obscurs de son existence (ses liens avec le «milieu» marseillais, l'affaire Markovic qui défraie la chronique en 1968), qui rappellent les scénarios de certains de ses films. Pour citer Delon lui-même, dans une interview au Figaro en 1979:

«Une star, cela ne s'explique pas, cela se constate. C'est quelque chose qu'on voit briller, mais qu'on ne peut toucher. Une star est quelqu'un qui fait que le silence se produit lorsqu'il apparaît.»

Risquons-nous à le contredire: ce phénomène de starisation peut s'analyser. Comme l'expliquait Edgar Morin dans son ouvrage Les stars en 1957 à propos des vedettes hollywoodiennes, c'est l'interpénétration entre ses rôles et sa propre vie qui a permis le «processus de divinisation» dont il a bénéficié. Contrairement à son rival et ami Jean-Paul Belmondo, qu'il croise dans Borsalino (1970), Alain Delon n'est pas sympathique. Il n'est pas proche du spectateur. On n'a pas envie de lui taper dans le dos ni d'aller au bistrot avec lui. A l'inverse, il a tout de la figure mythologique, inaccessible et magnétique, qui focalise toutes les passions et semble planer au-dessus du commun des mortels. Et plus il est lointain, plus il est aimé. C'est ce Delon-là que les Français ont idolâtré, et que les Ouzbeks et les Inuits cités plus haut –ou du moins ceux de plus de 50 ans– continuent d'admirer.

Le crépuscule d'une idole

D'où vient que dès la fin des années 1970, cette image n'aura de cesse de décliner pour en arriver à celle que l'on connaît aujourd'hui? Après Monsieur Klein, il cesse de tourner avec des grands metteurs en scène. Pourtant, le choix ne manque pas à l'époque: Chabrol, Truffaut, Corneau, Tavernier ou Sautet, pour ne citer qu'eux, réalisent alors certaines de leurs meilleures œuvres. Mais Delon ne joue jamais sous leur direction. Il ne choisit pas non plus, comme Brigitte Bardot en 1973, de mettre fin à sa carrière.

Au contraire, l'acteur mythique des films de Melville aligne désormais les polars de seconde zone entièrement taillés à sa gloire, qu'il produit souvent et dirige parfois (la série des «Un flic»: Flic story, Pour la peau d'un flic, Parole d'un flic...). Le personnage qu'il s'est créé film après film semble dès lors se dissoudre peu à peu dans l'auto-caricature: en témoignent les lamentables films d'action Airport 80 Concorde (1979) ou Téhéran 43, nid d'espions (1980).

Et lorsqu'il tourne avec Bertrand Blier l'excellent Notre histoire en 1984, où il joue le rôle à contre-emploi d'un loser alcoolique, c'est un échec commercial. En réalité, tout se passe comme si à partir des années 1980, sa filmographie se résumait à une suite de grands retours invariablement ratés. Et ce jusqu'au catastrophique Le jour et la nuit de Bernard Henri-Lévy en 1997 ou Astérix aux Jeux olympiques en 2008, dans lequel sa tentative d'auto-dérision tombe complètement à plat.

Le lien avec le public semble d'autant plus rompu que certaines facettes du personnage privé ont pris le pas, depuis longtemps, sur le talent de l'acteur. Sa réputation d'homme ombrageux et capricieux, de même que ses préférences politiques (il dit avoir toujours été de droite, se prononce pour la peine de mort, ne cache pas son estime pour Jean-Marie Le Pen) nuisent à sa popularité et renvoient l'image d'un vieil emmerdeur incapable de se mettre au diapason de l'époque.

D'autant plus qu'il ne cesse désormais de répéter que le «vrai» cinéma est mort, comme dans l'émission Ce soir ou jamais en décembre dernier:

«La télévision a tué ce vieux monsieur qu'est le cinéma. (…) Ce qui a changé, c'est qu'il n'y a plus de cinéma national. Il n'y a plus de cinéma français, comme avant. Il n'y a plus de cinéma allemand, de cinéma italien, de cinéma espagnol. Il y a des personnalités dans chaque pays, mais ça ne fait pas le cinéma d'un pays.»

Nostalgie d'un âge d'or

A-t-il vraiment tort, lui qui reste un des derniers survivants d'une ère bénie de l'histoire du cinéma européen, celle des années 1960? Au fond, ce qu'Alain Delon regrette à longueur d'interviews, ce n'est pas seulement sa jeunesse envolée, c'est aussi cet âge d'or où un grand réalisateur et un grand acteur, sur leur seuls noms, pouvaient mobiliser des financements à la hauteur de leurs ambitions et surtout, faire se déplacer les foules. Les films, bons ou mauvais, étaient beaucoup moins nombreux à sortir chaque semaine, mais chaque nouveau Delon, chaque nouveau Visconti constituait un véritable événement.

Aujourd'hui, si quelqu'un décidait d'adapter à l'écran le roman Le Guépard de Lampedusa, le résultat sortirait probablement sous la forme d'un téléfilm en deux parties, produit par France Télévisions, réalisé par Josée Dayan et diffusé un mardi soir à 20h35. Avec Pierre Arditi dans le rôle initialement tenu par Burt Lancaster et Benjamin Siksou dans celui de Delon, on aurait droit à un sympathique divertissement façonné pour un public familial. Mais pour ce qui est de marquer l'histoire du cinéma, on repassera.

Le problème n'est pas que les grands réalisateurs européens ont disparu: rien qu'en France, Jacques Audiard, Xavier Beauvois ou Mathieu Amalric, toutes proportions gardées, sont là pour nous prouver le contraire. Il résiderait plutôt dans les mutations de l'industrie du film au cours des trente dernières années qui privilégie les films à très gros budget calibrés pour un profit maximum à chaque étape de leur fabrication. Et ce, évidemment, au détriment de la variété de l'offre. D'autant plus que le cinéma européen a déserté certaines parts de marché (polar, film historique, d'aventures), celles-là même qui avaient fait le bonheur du Delon des années 1960, et qui sont aujourd'hui accaparées par les Américains.

Un cinéma de plus en plus «marketé»

De même, la scission entre «cinéma d'auteur» (= pas rentable) et «cinéma populaire» (= rentable), qui découle de ces mutations, est maintenant suffisamment forte pour que le succès public de films ambitieux et originaux comme Un prophète ou Des hommes et des dieux fasse figure d'anomalie économique. Conséquence: une homogénéisation culturelle qui bloque largement l'émergence de nouveaux talents.

Ajoutons à cela la faiblesse de l'exportation française et de la circulation intra-européenne des films, et le contexte apparaît autrement plus déprimant qu'à l'époque où un réalisateur aussi exigeant que Visconti, célèbre dans le monde entier, pouvait réunir des stars américaines, italiennes et françaises dans de grosses co-productions internationales. Et toucher le jackpot dans les salles obscures sans rogner un seul instant sur ses ambitions artistiques.

Le dinosaure triste

Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi Alain Delon se sent si seul. Surtout qu'il semble impossible de lui trouver un équivalent aujourd'hui. Qui pour lui succéder, parmi les nouvelles «stars» du cinéma français? Jean Dujardin? Il est drôle et sympa, mais ne fait pas rêver grand monde: laissons-lui plutôt la place de nouveau Belmondo. Guillaume Canet? Clovis Cornillac? Gilles Lellouche? Tomer Sisley? Vincent Elbaz? Ils n’ont pas le calibre. Vincent Cassel, peut-être? Mais il n'a jamais su ou voulu, comme Delon, se créer un personnage de nature à susciter une réelle fascination du public, et encore moins à marquer durablement l'inconscient collectif.

Les vedettes françaises, à force d'être banales, se sont banalisées. Ce qui faisait la dimension tragique ou épique des destins hors du commun d'un Delon ou d'un James Dean a laissé la place à un système où les stars régissent leur carrière en hommes (et femmes) d'affaires avisés. Il suffit de voir avec quel succès Marion Cotillard, par exemple, a su se plier aux règles de l'entertainment américain, pour s'en convaincre. En ce sens, Alain Delon est effectivement un dinosaure. Mais un dinosaure triste et lucide.

Pierre Ancery

Correctif: dans une première version, il était indiqué à tort qu'Il était une fois un flic faisait partie de la série des «Flics» joués par Delon. Veuillez nous en excuser.

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