Un discours pour habiller un remaniement devenu indispensable: Nicolas Sarkozy a cherché ce que l’on appelle une sortie de crise par le haut. Le haut, c’est donc l’énoncé d’une doctrine de politique étrangère face au bouleversement en cours dans le monde arabo-musulman. Propos sur lequel il n’y a rien à redire. Tout y est en effet: la légitimité émancipatrice des régimes en place du fait de la décolonisation, puis leur dérive et le soutien qui leur a été accordé au nom de la lutte contre le terrorisme.
Enfin, le soulèvement démocratique que la France se doit d’aider et d’accompagner «sans ingérence ni indifférence». C’est là le cœur d’un consensus qui existe (hormis le Front national) et dont a lui-même témoigné Laurent Fabius, qui répondait au président de la République sur France 2 et qui aspire, en cas d’alternance en 2012, à occuper le poste qui vient d’être dévolu à Alain Juppé.
En dehors des proclamations inévitables sur le «fiasco» d’une politique extérieure (campagne présidentielle oblige), Laurent Fabius a surtout reproché à Nicolas Sarkozy de délivrer ce message trop tard. Pourtant, le même message, en plus argumenté, et certainement plus convaincant, avait été délivré par le même Nicolas Sarkozy devant les participants du dîner du Crif, il y a seulement quelques jours. Mais il n’a guère été audible, empêtré qu’il était dans le télescopage entre les vacances tunisiennes de Michèle Alliot-Marie et le retard à l’allumage de la diplomatie française.
Acculé à l'initiative
Au-delà du discours, il y avait donc le contexte politique — on ne peut plus difficile — qui rendait inévitable le remaniement. Pour prendre la mesure de la difficulté dans laquelle se trouve Nicolas Sarkozy (seul un Français sur trois souhaite qu’il soit de nouveau candidat), il suffit de regarder le calendrier récent: il y a 100 jours, nous avions un nouveau gouvernement conduit par François Fillon, dont on nous disait que, cette fois, il jouerait pleinement son rôle, et Michèle Alliot-Marie remplaçait Bernard Kouchner.
Il y a un peu plus d’un mois, au cours d’une conférence de presse, Nicolas Sarkozy énonçait comme priorité de l’action extérieure la lutte contre le terrorisme, et les soutiens accordés de l’autre côté de la Méditerranée aux régimes en place. Enfin, il y a quelques jours, le Président consacrait deux heures et demie de temps d’antenne sur TF1 à faire la pédagogie de son action, en écartant le sujet qui a fait l’objet de son allocution solennelle de dimanche soir. Nous avions donc un Président sur la défensive et, pour ainsi dire, acculé à prendre une initiative politique.
D’autant qu’il se trouvait en danger sur ce qui lui restait en propre, à savoir l’action extérieure. Jusqu’à présent, on disait: Ça va mal, mais Nicolas Sarkozy dispose d’un an pour se «représidentialiser» à travers la présidence française du G20. Les événements en ont décidé autrement et le Président a paru un temps désorienté, à court de réactions, lorsque ses deux principaux points d’appui – Ben Ali puis Moubarak — ont été expulsés par leur peuple.
Juppé imposé, comme Fillon il y a cent jours
On fait donc appel à Alain Juppé pour relégitimer le chef de l’Etat. C’est un peu ce qui s’était passé en novembre: Nicolas Sarkozy s’était trouvé sans autre alternative que celle de devoir reconduire François Fillon; de la même façon, il n’avait pas le choix pour trouver un successeur à Michèle Alliot-Marie.
Au moment de la reconduction de François Fillon, on a fait valoir que ce dernier avait posé comme condition de ne plus être malmené par l’entourage présidentiel, donc par les déclarations de Claude Guéant et Henri Guaino.
Cette fois, Alain Juppé n’a accepté qu’à la condition de ne pas avoir, face à lui, un Claude Guéant véritable ministre bis des affaires étrangères, homme de réseaux parallèles, notamment du côté des pays du Golfe et de l’Afrique, si l’on en croit le témoignage de Jean-Christophe Rufin, ancien ambassadeur au Sénégal. C’est la condition politique que Bernard Kouchner n’avait pas su, ou pas voulu, demander et qui lui a, toujours aux dires de Jean-Christophe Rufin, littéralement gâché la vie.
Problème : manifestement, François Fillon n’a pas tenu sa promesse de devenir un Premier ministre de plein exercice ; et peut-être est-ce tout bonnement impossible, compte tenu du mode de fonctionnement de Nicolas Sarkozy. Alain Juppé réussira-t-il à préserver une existence propre? Sa réputation au Quai d’Orsay lui vient de son passage comme ministre d’Edouard Balladur et de François Mitterrand. Cette fois, il faudra gérer au jour le jour les ordres de marche et de contremarche du président de la République, et ce sera nettement moins confortable.
La «doctrine Kouchner» validée après son départ
Pour quelle politique étrangère? La question posée est évidemment celle du débat real-politik vs droits de l’homme. Au fond, la France a toujours vécu en mêlant proclamations de principe et pratiques réalistes voire, avec Nicolas Sarkozy, hyper-réalistes. Les partisans de la real-politik opposent toujours le monde tel que l’on voudrait qu’il soit au monde tel qu’il est. Et de conclure qu’en Afrique comme au Proche ou au Moyen-Orient, ou en Chine, les libertés et la démocratie ne font pas partie de leurs valeurs et qu’il faut donc traiter avec, voire conforter, les régimes tels qu’ils sont.
Le démenti, qui est parti de Tunisie et qui est en train de s’étendre, est évidemment de nature à donner raison à ceux que, hier encore, l’on qualifiait d’utopistes. Comment ne pas rappeler d’ailleurs que Nicolas Sarkozy a été pris à contre-pied. Il avait pourtant bien commencé en nommant Bernard Kouchner au Quai d’Orsay. C’est-à-dire l’homme des droits de l’homme, poussé jusqu’au droit ou au devoir d’ingérence.
Qu’a-t-on vu? Un Kouchner progressivement muselé, certainement sous-employé et devenant – malgré lui? — un apôtre de la real-politik. Ainsi lors de la visite inénarrable (tant elle fut choquante et ridicule) du colonel Khadafi à Paris. La secrétaire d’Etat chargée des droits de l’homme, Rama Yade, protesta, fut tancée par son ministre, puis déplacée par Nicolas Sarkozy, avant d’être purement et simplement remerciée, alors qu’était supprimé son encombrant secrétariat d’Etat.
Puis vint le temps du départ de Bernard Kouchner du gouvernement et son remplacement par Michèle Alliot-Marie, figure gaulliste pure et dure, opposée au droit d’ingérence, incarnation parfaite du cocktail langue de bois-real-politik, qui lui a d’ailleurs parfaitement réussi pendant ses dix années de présence ininterrompue dans les précédents gouvernements de droite. Cet abandon très officiel de toute ambition en matière de droit de l’homme a placé la France à contresens des révolutions qui ont surgi en Tunisie, en Egypte et en Libye, dont le moteur est l’aspiration à la liberté et la dignité.
Manœuvre politique
Le fait que, à l’inverse, Barack Obama ait cahin-caha tenu le cap d’un discours et d’une diplomatie plus ouverte, lui a objectivement permis de mieux accompagner le mouvement. Lequel était dans une parfaite cohérence avec le discours du Caire du président américain, au cours duquel il avait interpellé les dirigeants arabes en leur demandant d’abandonner la coercition et de rechercher le consentement de leurs peuples.
Mais dès lors que les peuples ont la parole, il faut les convaincre. C’est plus difficile que de «dealer» avec des dictateurs (d’autant que ces derniers sont le plus souvent intéressés au deal). Il nous faut donc, sans tarder, réintroduire dans notre diplomatie une cohérence avec les valeurs que nous sommes censées défendre et que nous proclamons sans cesse.
Il est d’ailleurs piquant de constater que, à peine énoncée par Nicolas Sarkozy l’idée qu’il faut désormais accompagner les mouvements de libération, François Fillon met en place une expédition «humanitaire» vers la Libye, retrouvant ainsi la voie tracée, un temps, par un certain Bernard Kouchner.
Les événements libyens ont également donné au président français l’occasion d’évoquer le spectre d’un exode massif de populations vers l’Europe. Il y a sur cette question, une part de réalité et une part de manœuvre politique.
La réalité est celle qu’ont déjà vécu l’Espagne, puis plus récemment l’Italie. Et la crainte la plus forte vient, bien sûr, de l’Italie: Silvio Berlusconi a d’ailleurs été le dernier des leaders européens à demander le départ de Kadhafi. Qui moyennant le versement par l’Italie de 5 milliards d’euros, lui avait promis de stopper les flux d’immigrés venant d’Afrique sub-saharienne et transitant par la Libye, pour finalement échouer sur l’île italienne de Lampedusa.
Effacer le retard à l'allumage
Les désordres existants peuvent-ils pousser des gens au départ? C’est une bien singulière vision de considérer que Tunisiens et Libyens fuiraient leur pays, alors même que ces pays recouvrent la liberté. La démocratie pousserait donc à l’exode!
C’est là qu’on touche à la manœuvre politique car chacun sait bien que la peur de l’immigration est le fond de commerce du Front national et que Nicolas Sarkozy semble désormais s’évertuer à faciliter la montée de Marine Le Pen dans les intentions de votes.
Tout le monde ne sera pas de cet avis dans la majorité, à commencer par François Fillon ou Alain Juppé. C’est, en tous cas, le Premier ministre qui, dès aujourd’hui sur RTL, a souligné que la France ne devait pas limiter son regard aux questions de l’immigration qui pourraient être soulevées par les changements de régime en Afrique du Nord et qu’il lui faut, en majorité, aider à la transition démocratique qui a été promise.
La transition démocratique, telle est bien la prochaine difficulté qui est devant les peuples concernés et qui sera, pour nous et pour la France de Nicolas Sarkozy, la première vraie occasion d’effacer le retard à l’allumage qui a, face à la révolution tunisienne, affaibli la parole de la France.
Jean-Marie Colombani