Je me souviens avoir regardé Thelma & Louise —que la MGM vient de ressortir dans une édition en Blu-Ray pour son 20e anniversaire— avec ma mère au moment de sa sortie en 1991. Étudiante à l’époque, je devais être rentrée à la maison pour les vacances. Je me souviens que nous l’avions aimé, et que nous étions même à deux doigts de lui trouver zéro défaut. Et, évidemment, nous n’étions pas d’accord sur la fin, mais impossible de me rappeler qui soutenait quoi.
En revanche, je me souviens parfaitement qu’en 1991, Thelma & Louise c’était le film qu’il fallait voir; pendant des mois après sa sortie, cet été-là, il fut au cœur de nombreux éditoriaux et de polémiques à la télé. Tout comme Do The Right Thing en 1989 ou Fahrenheit 9/11 en 2004, ce road movie de Ridley Scott sur deux filles en cavale fut LE sujet de conversation incontournable de 1991.
Vingt ans après, Thelma & Louise reste dans l’inconscient collectif un film révolutionnaire qui a marqué son époque, un film qui a un «avant» et un «après». Aucun tour d’horizon des films sur l’empowerment des femmes (empowerment! Ca ne vous donne pas un coup de nostalgie des années 1990?) ne serait complet sans lui. Mais Thelma & Louise est-il aujourd’hui davantage qu’un jalon du féminisme? Est-ce un jalon du féminisme, d’ailleurs? Est-ce même un bon film?
20 ans plus tard, toujours aussi drôle
Ce qui me saute aux yeux en revoyant Thelma & Louise, c’est que ce film est resté très drôle. Geena Davis et Susan Sarandon pètent le feu, elles sont à la fois réjouissantes et splendides dans le rôle de la ménagère et de la serveuse de l’Arkansas dont le week-end entre filles tourne à la cavale criminelle à travers plusieurs États. Brad Pitt, l’autostoppeur sexy qui séduit puis dévalise la crédule Thelma (Davis) fait encore agréablement tressaillir et se demander mais qui c’est ce type? La Thunderbird 1966 décapotable verte de Louise se détache superbement sur les rochers rouge vif du désert du sud-ouest, surtout dans le format saturé du Blu-Ray.
Et puis il y a ces nombreux détails bien vus que je ne me rappelle pas avoir remarqués la première fois: la réaction d’un stoïcisme déchirant de Louise quand son petit ami, Jimmy (un Michael Madsen d’une surprenante gentillesse), lui offre une bague de fiançailles à l’hôtel d’Oklahoma City. La façon dont la garde-robe des deux femmes se transforme et se recoupe dans tout le film, jusqu’à la fin où Louise porte un foulard improvisé avec les manches déchirées de la chemise de Thelma. Le thème d’ouverture à la slide-guitar de Hans Zimmer, qui quelque part évoque à la fois le paysage infini du sud-ouest des États-Unis et un sentiment imminent de menace claustrophobe. Dans la veine du grand art hollywoodien —cette machine à arracher de vraies émotions avec de fausses situations— Thelma & Louise est un sans faute.
Mais Thelma & Louise semble aussi profondément étrange aujourd’hui, ce qui n’était pas le cas en 1991. Ce n’est pas vraiment une critique, mais ce qui m’a le plus frappée en le revoyant c’est que, dans une certaine mesure, Thelma & Louise se regarde aujourd’hui comme une archive d’une époque différente et révolue depuis longtemps. La critique la plus rebattue lors de sa sortie, selon laquelle les personnages masculins sont des méchants grotesques et simplistes, n’est pas entièrement dénuée de justesse —quoique le personnage de Madsen soit une exception évidente, et que d’autres hommes du film, l’autostoppeur joué par Pitt et Harvey Keitel, le flic de l’Arkansas, soient au moins sympathiques à défaut d’être complexes.
Un manifeste pop
Mais en voyant le film aujourd’hui, on ne peut que se rendre à l’évidence et admettre à quel point cette critique était à côté de la plaque. Vouloir un portrait de Darryl, le mari rustre de Thelma (Christopher McDonald), d’une plus profonde complexité émotionnelle équivaut à faire suivre une formation sur le respect de la différence à des flics blancs dans un film du courant Blaxploitation. Thelma & Louise n’est pas un drame réaliste sur l’état des relations entre hommes et femmes dans l’Arkansas de 1991. C’est un manifeste pop méchamment drôle, moins politique que filmique.
Une grande partie du plaisir que procure ce fantasme où la justice est faite par les victimes vient des films que nous sommes bien conscients de ne pas être en train de regarder: ce n’est pas Bonnie et Clyde, ni Le démon des armes, ni La balade sauvage, ni aucun des innombrables road movies dans lesquels deux hors-la-loi hétéros tombent ensemble dans un embrasement de gloire romantique. Thelma & Louise associe intentionnellement l’énergie nihiliste du genre et l’embrasement euphorique de la culture Oprah Winfrey qui n’en était qu’à ses balbutiements. Il nous fait prendre l’enchaînement de mauvaises décisions prises par ses héroïnes pour un souffle de libération personnelle.
Attention si vous n’avez pas vu le film, je vais gâcher le suspense car il est impossible de parler de Thelma & Louise sans évoquer la fin: quand les filles se jettent en voiture du haut du Grand Canyon dans la scène finale, je ne pense pas que la scénariste, Callie Khouri, ait voulu suggérer que les femmes sont tellement prisonnières de l’oppression que leur seul choix est le suicide (autre objection souvent émise par les experts de 1991). Tout ce que je ressens, tant de la part de l’auteur, du metteur en scène que des acteurs, c’est la joie de se permettre, comme le dit Thelma à Louise à ce moment précis, de «continuer», pour faire exactement le film qu’ils voulaient faire.
Quand ces deux femmes que nous avons fini par aimer se précipitent vers la mort, ce que l’on ressent est assez proche du frisson que suscite le dernier arrêt sur image de Butch Cassidy et le Kid. Mais les derniers instants de Thelma et Louise laissent un arrière-goût plus triste. Certes, la fin semble inévitable (et en voyant le film une deuxième fois, j’ai été frappée de voir à quel point on comprend tôt que le destin des deux femmes est scellé), mais après toutes ces années, voir cette voiture tomber de la falaise est encore sacrément dur.
Pourquoi la fin était la bonne
D’autres fins furent envisagées —notamment une où Louise pousse Thelma de la voiture juste à temps, sauvant la vie de son amie avant de s’envoler du haut de la falaise. Mais au final, Khouri réussit à convaincre Scott de garder la fin qu’elle avait écrite à l’origine. Dans un commentaire délicieusement canaille où interviennent Sarandon, Davis et Khouri —de loin le meilleur bonus de cette édition, et qui vaut la peine d’être écouté jusqu’au bout— Sarandon raconte que la scène finale a été la toute dernière à être filmée, et que l’adieu très émotionnellement chargé entre Thelma et Louise servit aussi d’adieu entre les deux actrices, devenues très proches au fil du tournage.
«C’était parfait», se souvient Davis, en évoquant comment le soleil se coucha sur le canyon juste après la deuxième prise, marquant ainsi la fin de la production. Et il y a aussi une certaine perfection dans l’arc interrompu en pleine course qu’effectue la Thunderbird décapotable. C’est une fin parfaite dans son irrésolution même, véhicule de la délivrance et du destin fatal des héroïnes capturé à l’instant précis où il passe de l’envol à la chute.
Ridley Scott tourna une fin alternative, plus longue, incluse dans les bonus de cette édition. Nous y suivons la trajectoire de la voiture de Louise dans les airs. Une deuxième prise, d’en haut, montre la voiture qui commence à tomber, vacillant pathétiquement dans son plongeon dans le vide. Les policiers se rassemblent au bord du canyon et se rendent compte de ce qu’il s’est passé, et le personnage d’Harvey Keitel se rapproche du bord du gouffre et regarde dans le vide, sans doute l’épave mutilée de la Thunderbird. Il ramasse le polaroïd qui s’est envolé de la voiture —la photo que Thelma et Louise ont prise d’elles-mêmes en partant, rouge à lèvres et vestes en jean, pour leur virée du week-end— et la regarde fixement tandis qu’un hélicoptère descend dans le canyon.
Cette fin alternative rallonge le film de 25 secondes peut-être, mais elle le change profondément. Finir sur Keitel horrifié au bord de la falaise aurait fait de Thelma & Louise une réflexion désapprobatrice sur le terrible destin que la société inflige aux femmes (dans une réplique maladroite juste avant la scène finale, le personnage de Keitel hurle d’indignation à l’agent du FBI joué par Stephen Tobolowsky: «Combien de fois ces femmes vont-elles se faire baiser?») Choisir de finir avec cet adieu exalté des héroïnes, suivi de l’arrêt sur image de leur voiture fixée dans un éternel envol, permet à Thelma & Louise d’incarner pour toujours ce moment curieux de l’histoire du cinéma où les femmes ont gagné le droit d’être aussi folles que les hommes.
Dana Stevens
Traduit par Bérengère Viennot