Médiatiquement, l'Union européenne est quasiment sans défense. Peu de journalistes en ont fait leur spécialité et les médias traditionnels ont tendance à ignorer le sujet. Quant à ceux qui s'y consacrent, ils ont de fortes chances d'être considérés comme des complices de «l'eurocratie». Cela laisse donc le champ libre aux fantasmes.
Le correspondant pour Libération à Bruxelles, Jean Quatremer, est le dernier à en avoir fait les frais.
Alors que l'eurodéputé d'Europe Écologie, José Bové présentait son livre (écrit avec le journaliste) sur le plateau de l'émission «On n'est pas couché» le 5 février dernier, Eric Zemmour a suggéré de «mettre deux baffes à Quatremer» qui ne serait qu'un «curé de l'Europe».
Pourtant, les choses sont-elles si simples? Tous les fantasmes autour de l'UE sont-ils fondés? Il faudrait pouvoir faire le tri et regarder dans les détails. Car comme toujours, c'est là que le diable se cache.
L'Europe hygiénique
En janvier 2008, il devient interdit de fumer dans les bars et restaurants français. L'Irlande et l'Italie avaient déjà fait de même en 2005. En 2011, ce fut au tour de l'Espagne. Dans un article de Slate.fr, il était écrit que:
«On dirait que l’Espagne veut être encore plus européenne que l’Europe. Non seulement elle accepte les mesures qui viennent de Bruxelles mais elle fait du zèle, comme si elle voulait faire du lèche-cul pour se donner une bonne image», s’indigne Jaume, gérant d’un bar dans le centre de Barcelone.
Les mesures dont le barman parle, c'est l'interdiction de fumer dans les lieux publics. Sauf que voilà: il n'existe aucun texte européen sur le sujet (il ne s'agit que d'une recommandation, sans valeur coercitive). Il est vrai que l'Union européenne réfléchit à quelque chose dans ce sens, mais rien n'a encore été fait.
Pour preuve. La Bulgarie a aussi voté sa loi anti-tabac en juin 2010. Pays de fumeurs invétérés et décomplexés, elle est très peu contraignante. Réaction de la Commission? «Elle a regretté que l'interdiction totale de fumer n'ait pas été décidé par Sofia.» Rien de plus, car elle ne dispose d'aucun outil légal pour imposer quoi que ce soit.
Un rosé piquette bien de chez nous
Souvenez-vous des élections européennes de 2009. Alors que la campagne suivait son cours (c'est-à-dire qu’il ne se passait pas grand-chose), survint cette nouvelle atroce: Bruxelles s'apprêterait à autoriser les vignerons à couper le vin blanc et rouge pour produire du rosé. Scandale. Après la guerre du camembert des années 1980, la Commission européenne s'attaque à une nouvelle valeur sacrée de la France: son vin.
Encore une fois, dans les petites lignes, ce n'était pas si simple que ça. En janvier 2009, avant que le débat éclate, le gouvernement français avait voté une première fois le texte en question (vote informel). Sans rien dire. Sans crier au scandale.
Ce n'est qu'après la sortie dans la presse du dossier et sous la pression de l'opinion publique et des vignerons, que le ministre de l'Agriculture de l'époque, Michel Barnier (aujourd'hui Commissaire européen), a tenté de faire marche arrière:
«La France a fait part de son désaccord sur la question de l'élaboration de vins de table rosés et a souhaité que la négociation se poursuive sur ce point. Le vote formel sur le texte interviendra dans les 2 mois à venir.»
Au départ, l'objectif de Paris n'était nullement de défendre le savoir-faire des vignerons. Mais de plutôt soutenir le point de vue des négociants en vin, qui étaient favorables à la mesure.
«Le Comité européen des entreprises de vins (CEEV) est favorable aux orientations sur les pratiques oenologiques proposées par la Commission européenne, y compris sur la pratique du coupage des vins blancs et rouges.»
Après un retournement de veste en règle de la France (qui a pris soin de tout mettre sur le dos de l'UE), Bruxelles a décidé de ne plus légiférer sur la question des mélanges de vin. Comme quoi, la Commission n'est pas insensible aux requêtes des citoyens et de ses États membres.
Dernier point: le coupage des deux vins existent déjà... pour le Champagne rosé.
«L'euro et l'inflation»
Ce n'est un secret pour personne: l'euro a provoqué une hausse des prix. Ainsi le passage à la monnaie unique aurait favorisé l'inflation. La crise n'aurait rien arrangé.
Si l'on regarde les chiffres, cette augmentation aurait été comprise entre 1,5% et 2,9% par an entre 2002 et 2008.
Maintenant regardons les chiffres des années 1970, période durant laquelle la France a vécu une autre profonde crise économique, mais sans l'euro. En 1972, avant même que la situation économique ne se dégrade, nous étions à 6,2% d'inflation. En 1973, nous passons à 9,2% et à 13,7% en 1974. Légère stabilisation autour de 9% les années suivantes avant de repartir à plus de 13% en 1980 et 1981.
Actuellement, alors que la zone euro devrait connaître une progression des prix d'un peu plus de 2%, elle atteint 4% au Royaume-Uni, pays qui conserve toujours sa monnaie nationale.
L'inflation existait donc bien avant l'invention de l'euro et continue d'exister ailleurs.
«Le Parlement européen est contre le Nutella»
Été 2010. Une rumeur en provenance des institutions européennes se propage: le Parlement européen serait sur le point d'interdire le Nutella... Il est vrai que selon Rachida Dati, la vie à Bruxelles n'est pas palpitante, mais quand même, les élus européens n'en sont pas rendus là.
L'Europe était encore une fois fantasmée comme un pouvoir «hygiéniste» qui irait jusqu'à vouloir contrôler nos assiettes.
L'affaire avait fait grand bruit. En particulier dans la patrie d'origine de la marque Ferrero: l'Italie. Le ministre italien chargé des Affaires européennes parlait même de «fondamentalisme nutritionnel». La Ligue du Nord, le parti d'extrême droite, était montée au créneau pour défendre ce morceau de culture italienne. Et des groupes facebook ont été créés pour défendre la pâte à tartiner.
En réalité, il n'a jamais été question d'interdire ce produit référence. Il était juste prévu, dans les débats autour de la «directive consommateur» de mettre en place un nouveau système d'étiquetage des produits alimentaires. En particulier pour ceux qui sont gras. Le Nutella n'était donc pas directement visé.
Mais alors, quelle pouvait être la raison de cette panique générale? Peut-être faut-il y voir l'action en sous main de la firme Ferrero elle-même qui cherchait à défendre ses intérêts. Christophe Bodin, le directeur des relations extérieures de Ferrero France avait déclaré au Figaro: «Nous craignons de voir l'UE établir de bons profils et de mauvais profils d'aliments.» En effet, si le «profil nutritionnel» est rendu obligatoire par l'UE, le Nutella ne risque pas d'être dans le Top10. Il est composé à plus de 60% d'huile de palme.
«Une Commission amie des entreprises»
Il est indéniable que l'Union européenne cherche à favoriser le libre échange et instaurer un marché unique au sein de ses frontières.
Mais dans certaines limites, puisqu'elle reconnaît que le «marché» peut être truqué par ses acteurs mêmes. Qu'il n'est pas parfait. Il n'est pas rare que les entreprises, tout en profitant des avantages du système, cherchent à réduire leurs risques et augmenter leurs marges en faussant la concurrence.
Ainsi, l'UE a mis en place dans ses traités, le «droit de la concurrence», interdisant l'entente sur les prix entre concurrents ou le monopole d'un seul acteur sur un marché. Car dans la logique des institutions européennes, si la concurrence est favorisée, les prix baisseront et ainsi, le consommateur européen en sortira gagnant.
Les contrevenants sont sévèrement sanctionnés. Tout secteur confondu. Par exemple, Microsoft a été condamné à 1,6 milliard d'euros d'amende pour «abus de position dominante». De son côté, Air France, qui s'était entendue sur les prix du transport de fret avec d'autres compagnies aériennes a dû dernièrement débourser 310 millions d'euros.
A cette décision, l'État français s'est déclaré «effaré». Pourtant, les faits ont été confirmés par l'enquête, ce qui signifie que les clients (donc vous) ont payé plus qu'ils n'auraient dû dans une situation de libre concurrence. Mais la réaction de la France était peut-être aussi dictée par le fait qu'elle possède encore 15% de l'entreprise.
Parfois, il arrive que le droit de la concurrence ne suffise pas. Les entreprises persévèrent. Cas unique dans l'histoire de l'UE, le dossier des télécommunications téléphoniques entre pays membres. Devant le refus des opérateurs de baisser les tarifs, la Commission européenne a pris une décision unilatérale: fixer les prix par elle-même et les faire baisser. Pas très libéral comme solution.
Qui décide?
Il est facile de montrer du doigt un seul et unique bouc émissaire d'autant plus que les Commissaires ou autres responsables européens ont rarement la parole dans les espaces publics pour pouvoir défendre leur position et expliquer les enjeux.
Un des blogueurs les plus connus et anciens (2003) de l' «eurosphère», le Britannique James Clive-Matthews alias Nosensmonkey considère que:
«Ils [les politiciens nationaux] s'arrogent les lauriers quand l'UE fait quelque chose de bien et accusent “Bruxelles” quand tout va mal. Cela se passe partout et pas seulement au Royaume-Uni. C'est pathétique mais totalement compréhensible.»
Une telle attitude est politiquement compréhensible, mais pas très honnête envers le citoyen.
Surtout qu'en pointant du doigt «Bruxelles», ces mêmes politiciens jouent sur le fait que leurs électeurs les considèrent comme étrangers à ce processus décisionnel. Or, le mécanisme institutionnel européen exige que tout texte législatif soit approuvé par le Conseil de l'Union européenne. Et qui siège au sein de ce Conseil? Ces mêmes politiciens nationaux lorsqu'ils sont ministres.
Jean-Sébastien Lefebvre