DUBLIN – Un sac de voyage noir, en toile. Posé sur le bitume. Protégé de la bruine par les vitres en plexiglas de l’abribus. Assis à côté, John Finnaghan attend, en silence, sa silhouette de sportif légèrement courbée, et ses yeux bleus un peu humides. Ce bus qui l’amène à l’aéroport, le 747, sera son dernier voyage en Irlande, avant longtemps. John est maçon, il n’a plus de travail depuis près d’un an, et il a décidé de partir s’installer à Sydney. Le billet pour l’Australie lui a coûté 850 euros, sa femme et son fils de 6 mois le rejoindront dans quelques semaines.
«Je n’ai pas le choix. Je me sentirais tellement mal d’élever un enfant dans ce pays. C’est vraiment dur de réaliser ce qui nous est arrivé. Et l’ampleur de ce qui s’est passé. Je ne pense pas que les élections changeront quoi que ce soit. Je crois que tout ce qu’on peut faire, c’est agir sur notre propre vie. Moi, je veux juste essayer de construire un monde meilleur pour mes proches, pour ceux que j’aime.»
Il n’est pas seul, John, à retenir ses larmes au moment du départ. En deux ans, plus de 100.000 Irlandais ont quitté leur île. Près de 50.000 pourraient encore partir en 2011. C’est un exode qui rappelle de mauvais souvenirs aux quinquagénaires, comme Bridget, qui enseigne le français à Dublin, et son mari, qui travaille dans une banque. Dans les années 1980, ils ont tous les deux connu la précédente vague d’exil irlandaise: l’obligation d’aller travailler à Londres et le chômage.
Alors, quand la crise économique a commencé, en 2008, ils ont eu l’impression de revivre un mauvais rêve. Lorsqu’elle le raconte, sa voix tremble un peu.
«Mon mari était à la maison, il venait de se faire opérer, il regardait les cours de la Bourse, à la télévision, et d’un seul coup, il a vu toutes les actions de sa banque, qui plongeaient, en chute libre. Je lui ai demandé pourquoi il était planté devant un écran, en pleine journée. Et il m’a répondu: “Il y a quelque chose qui est en train de se passer, c’est très sérieux. C’est comme ça, que ça a commencé.”»
Dans la foulée, le couple a accepté des réductions de salaires -10% pour elle, beaucoup plus pour lui. Ils ont renvoyé leur femme de ménage, ne sortent plus au restaurant, et évitent les boutiques «sauf pour Noel, quand même, on a fait des cadeaux».
Mais ce qui inquiète vraiment Bridget, c’est l’avenir de ses filles. Elles sont toutes les trois à la fac. Et faute d’emplois suffisants, elles seront probablement obligées de s’expatrier, pour trouver du travail à l’étranger.
Le taux de chômage de l’Irlande dépasse aujourd’hui 10%, et c’est une préoccupation quotidienne, pour les 15.000 étudiants de Trinity College, la très prestigieuse université de Dublin. «Je fais un doctorat de chimie, et je suis presque sûr que je vais devoir m’exiler, regrette Allan, 23 ans. Même si je préfèrerais rester. C’est ma dernière année, alors j’ai envoyé des CV. Mais je n’ai pas eu de réponse.»
Même constat pour Anthony, futur orthophoniste:
«Je crois que je vais aller à Londres. Je ne crois pas que les élections changeront la donne. Ce sont tous des hommes politiques de la même génération, ils ont les mêmes idées.»
A côté de lui, Amy, 19 ans, veut pourtant y croire:
«Je vais voter pour la première fois. J’aurais pu voter l’an dernier, je ne l’ai pas fait, cette fois ci, c’est sûr. Probablement pour le Fine Gael, parce qu’ils veulent réduire les impôts.»
Le Fine Gael, c’est le parti d’opposition, en Irlande, qui va probablement prendre la place du Fianna Fail, au pouvoir depuis près de 14 ans. Ses partisans promettent de renégocier les taux d’intérêts des prêts contractés par le pays auprès de l’Europe et du FMI. Ils veulent alléger le plan de rigueur mis en place par le gouvernement.
Mais quel que soit le résultat, cet intérêt des Irlandais pour la politique, c’est une nouveauté. Le système parlementaire incite habituellement les députés à faire campagne à l’échelle de leur quartier, pour promettre un terrain de foot, ou des lampadaires. Cette fois c’est différent. C’est ce qu’explique Michael March, professeur de sciences politiques, à Trinity College:
«Cette fois les gens se sont intéressés aux problématiques de l’élection. A l’impact sur la politique générale du pays. On le voit dans les sondages. Et en même temps, on voit qu’il y a peut-être 15% ou 16% des votes qui vont aller à un très grand nombre de candidats indépendants. C’est révélateur de la crise de confiance, vis-à-vis des hommes politiques.»
«It starts here»
Le désespoir de la jeunesse, les partis politiques l’ont peut-être sous-estimé. La quasi totalité de la campagne électorale s’est faite autour de la dette irlandaise, et les leaders de gauche comme de droite sont peu nombreux à avoir compris que –contrairement à la vague d’émigration des années 1980– les jeunes n’hésiteraient pas à s’expatrier, en refusant de payer l’addition laissée par la bulle spéculative des années 2000.
Dans ce flot de désillusions, la génération des chômeurs diplômés s’est pourtant trouvé un chef de file. Samedi 16 février, ils étaient plus de 300 à s’être donnés rendez-vous à la Button Factory, une salle de spectacle du quartier de Temple Bar. Au programme, un concert des meilleurs groupes de rock de Dublin, comme Jape, et Fight Like Apes, et comme un parfum de meeting électoral dans la salle: l’intégralité de la recette devait, ce soir-là, permettre de financer la campagne d’un candidat indépendant de 23 ans, Dylan Haskins.
Etudiant aux Beaux-Arts, fondateur d’un centre culturel à Dublin, Haskins fait partie du tissu associatif et alternatif de la ville. Avec sa mèche blonde gominée et son costume sage, chemise soigneusement boutonnée, il passerait facilement pour un employé modèle, s’il n’y avait dans son regard un éclair à la fois malicieux et froidement déterminé.
Partant du principe que la classe politique néglige la jeunesse, le jeune homme, militant du Do It Yourself, a réuni autour de lui une équipe de 70 bénévoles, avec lesquels il a, ces dernières semaines, sillonné les campus et rencontré les étudiants, écumé les plateaux de télévision, et les studios de radio, pour convaincre le pays de miser sur sa jeunesse.
Assis sur un tabouret, face à moi, dans le hall de la salle de concert, il est désarmant de simplicité, et de conviction:
«Le fait que la jeune génération soit en train de partir, c’est un problème pour tout le monde. Parce que si tous les jeunes s’en vont, il n’y aura plus personne pour payer les retraites des vieux. Les jeunes sont indispensables, si on ne peut pas les empêcher de s’exiler, on peut au moins leur donner envie de rentrer à la maison le plus vite possible.»
Soutenu par Mick Wallace, un entrepreneur de gauche, et David Mac Williams, un économiste de centre droit, Dylan Haskins propose donc de créer un fonds d’investissement, financé par l’Etat, les banques, et les organismes sociaux, qui permettrait d’aider les Irlandais de 20 ans, jusqu'à la trentaine.
Dans l’idéal, un vrai retournement de situation. «La génération sacrifiée» serait ainsi la pierre angulaire d’une nouvelle société irlandaise. «C’est important que ceux d’entre nous qui restent créent une Irlande dans laquelle non seulement on puisse rester, mais aussi où ceux qui sont partis puissent revenir. Je veux un Etat qui offre des opportunités pour les jeunes, pour qu’on puisse être impliqués dans la reconstruction du pays.»
Et le discours fonctionne. Dans la salle, Ewin et Sarah applaudissent, dépensent une dizaine d’euros et repartent avec le T-shirt pour soutenir leur candidat. Un slogan noir sur fond blanc: «It starts here» (C’est ici que tout commence).
«Ce qu’il a fait ce soir, c’est fantastique. Il pourrait apporter au gouvernement quelque chose de rafraîchissant. On a besoin d’un représentant. Surtout nous, les étudiants. Il n’y a qu’un jeune qui puisse comprendre les problèmes auxquels on doit faire face.»
«Oui, réplique Stew, moi je viens d’un petit village, dans mon groupe d’amis, on était une quinzaine, et y’en a déjà quatre qui sont déjà partis s’installer en Australie.»
La seule bouée de secours de l’Irlande, c’est pour l’instant le secteur informatique, et des labos pharmaceutiques, qui ne se sont jamais effondrés. Selon les prévisions du gouvernement, la dette devrait culminer à 102% du PIB en 2013, avant de redescendre a 100% l’année suivante. Mais il faudra que la population, et les jeunes en particulier fassent des sacrifices, et restent dans le pays. «Le tigre celtique n’est pas mort, écrivait à l’automne l’éditorialiste Marc Coleman. Nous avons devant nous de grands défis, mais notre population est jeune et flexible.»
Reste à savoir si l’Irlande –et les futurs gouvernements– sauront, malgré les sacrifices, convaincre les jeunes de ne pas s’envoler, vers l’étranger.
Antoine Giniaux