Life

Inaki Aizpitarte, maître du bistrot avant-gardiste

Temps de lecture : 7 min

La Inaki’s touch, c’est cet équilibre entre cru et cuit. Cette maîtrise naturelle des raccords osés. Cette sensualité du goût et du produit brut.

«Alain Ducasse a dit qu’un restaurant doit toujours être le reflet d’une société: c’est, selon moi, exactement ce qu’est Le Chateaubriand.» Ces mots sont de René Redzepi, l’astre de Noma à Copenhague, empruntant la grille de lecture, sociologique s’il en est, d’un illustre aîné.

Et tout cela écrit, noir sur blanc, à la page 15 de Coco, quasiment en exergue de cet ouvrage collectif où 10 pontes de la cuisine d’aujourd’hui ont été invités à signaler chacun 10 cuisiniers emblématiques de leur temps. Dix par dix, cela fait cent protagonistes majeurs des fourneaux mondiaux, un joli parterre choisi selon les latitudes et longitudes de sensibilités différentes.

Un jeu, un atlas, presque un guide géopolitique du désordre culinaire planétaire où, hasard anagraphique aidant, le Basque Inaki Aizpitarte, cheveux ébouriffés et dégaine de Droopy, ouvre officiellement le bal en gaillard représentant de la république française. Rien que pour avoir rendu ses lettres de noblesse au bistrotisme avant-gardiste, on le nommerait presque Chevalier des Arts et des Lettres. Un rôle ambassadorial qui commence à lui coller à la peau.

Surtout depuis le dernier classement des 50 Best Restaurants Awards où 900 et plus critiques gastronomiques et cuisiniers internationaux ont propulsé Inaki Aizpitarte en 11e position, premier cuisinier frenchy de la liste. Avant Gagnaire, avant Robuchon, avant Troisgros.

Avant même Alain Ducasse. Qui, en grand seigneur qu’il est, le lui rend bien. Dans sa dernière livraison gutenbergienne, J’aime Paris, méga city guide (570 pages XXL, 4/5 kg au bas mot) répertoriant restaurants et adresses gourmandes de la capitale tous horizons confondus, le cuisinier manager a justement choisi de s’attabler en quatrième de couverture au Chateaubriand, coude à coude avec le grand dégingandé.

Un voyage de sept ans

Une énième consécration, tellement gonflée qu’on la prendrait presque pour un pied de nez. Si Alain Ducasse, comme jadis Bob Dylan, n’a pas attendu les Weathermen (1) pour flairer de quel côté souffle le vent –ras le bol général des restaurants chers et guindés, définitivement caduques les cuisines amphigouriques et surannées– pour un relookage dans l’air du temps –visez la chemise déboutonnée, la cravate aux abonnés absents– c’est peut-être une autre personnalité publique qui a remis les points sur les «i».

Le Chateaubriand, tout le monde dit «I love you» mais, selon Philippe Katerine, exégète avant l’heure de la famille aizpitartesque «l’histoire a commencé en 2003 à Montmartre, justement à La Famille, resto de bric et de broc où Inaki affûtait ses armes. Je me souviens des soirées tapas, ces nuits d’impros autour des plats miniatures, dans une ambiance de surexcitation collective, un vrai bordel festif incroyablement créatif».

C’était en 2003. Une autre époque. Sept ans qui ont marqué la fin d’une culture, d’une orthodoxie culinaire à jamais révolue.

Les sept ans qu’il a fallu au barbu, paysagiste de formation, tombé dans les marmites par hasard, pour devenir l’électron libre qu’il est.

Au gré d’un voyage en Israël où, pour manger, il s’était faufilé en plongeur improvisé dans les premières cuisines si peu regardantes qu’elles ont fini par l’adopter. Le reste fait partie de l’histoire.

Un séjour au Café des Délices avant de trouver sa Famille en 2003. Deux années pleines de rencontres et retrouvailles, de liens et d’élans puis la création au MacVal de Vitry du plus singulier restaurant jamais abrité à l’intérieur d’un musée.

Et déjà, à l’époque, Inaki songeait à ce bistrot parisien dans lequel s’investir, sans rien changer à l’intérieur, sans en affecter l’humeur. Un espace ouvert aux quatre vents, un resto lieu de vie où réduire au maximum les contraintes, les codes de bienséance, où soustraire et prouver le bien-fondé du vieil adage que «la cuisine devient compliquée lorsqu’on réalise qu’il faut la simplifier».

L'équilibre

La Inaki’s touch, c’est cet équilibre entre cru et cuit. Cette maîtrise naturelle des raccords osés. Cette sensualité du goût et du produit brut.

La nature morte, presqu’un croquis au charbon, du poireau brûlé et de l’encre de seiche. L’élan de la chair de saint-jacques et de la moelle, quelques câpres pour enlever le fondant en osmose fusionnelle. Et encore le boudin chocolaté, héritage basque servi quasiment en prédessert, avant un filet de bœuf au tandoori, sorte de tataki à l’unilatérale, sans sauce ni oripeaux décoratifs. Juste cette fibre exceptionnelle, livrée dans la réfraction épicée de ses humeurs, le croquant de quelques graines, d’une finesse anisée, directement poêlées.

La cuisine d’Aizpitarte tient d’un triple saut sans filet de protection. S’il arrive qu’elle trébuche, ce n’est pas dans l’élan des intentions instantanées, dans ses envolées vers des territoires non amarrés, mais plutôt dans le système réticulaire de la mémoire.

«De quelle recette parles-tu? Je m’en souviens plus», tranche-t-il une fois sur deux lorsqu’on lui demande le matin de retracer la genèse d’un plat goûté la veille… Il y va de la liberté, de l’improvisation, du génie en workshop permanent, un état de grâce qui dissimule ses lettres de noblesse culinaires derrière sa surface bistrotière.

Le respect de ses pairs le surprend. A coup sûr, un cure-dents en coin de mâchoire –tic probablement contracté une des dernières fois où il avait essayé d’arrêter de cloper– il s’interroge encore, à l’heure où l’on glose sur l’hommage lapidaire que lui a offert Mattias Kroon, le plus iconoclaste des food writers suédois: «Inaki is the unsung Marco Pierre White of the zero stars bistrots.» Le Marco Pierre White des bistrots sans étoiles: pas mal comme compliment. Et surtout très juste et brutal rapprochement du Basque et du sexyssime cuisinier anglais, perfectionniste punkoïde à l’allure provoc de rock star par lequel le scandale de la New British Food était arrivé (2).

A défaut de révolution chez Sa Majesté, c’est plutôt en France que les jacobins sont descendus dans la rue.

Le jour où, après trois ans de bons et loyaux services midi et soir, Aizpitarte a annoncé que Le Chateaubriand allait tirer le rideau au déjeuner. Bonjour le tollé. Tous les habitués du quartier se sont rassemblés quasiment en piquets de grève.

«On a une clientèle mélangée, des Parisiens, des étrangers, mais aussi plein de gens du coin. Entre République et Le Marais, beaucoup de personnes des bureaux –d’archi, pub, mode– mais aussi pas mal de commerçants venaient pour la formule, encore moins formelle, de midi. Le jour où on a fermé à midi on s’est fait presque insulter.»

Les historiens distraits pourront un jour nier l’évidence, réduire l’impact tacite des exigences du quartier. Mais si Le Dauphin, bar à tapas nouveau né, énième aventure du cuisinier et de son compagnon de posture Fred Peneau, fait office d’évènement, la caisse de résonance va bien au-delà la grille des nouveautés du marché parisien.

A chacun son Dauphin

Plus qu’un nouveau lieu, juste à six mètres du Chateaubriand, son annexe immédiate, son vase communicant, indéfinissable. Ni bar. Ni restau. Et encore moins comptoir à tapas.

Le Dauphin serait plutôt le téléportage des trois. Le pari était risqué d’autant que l’on savait que le duo AIzpitarte-Peneau travaillait sur le projet avec l’architecte néerlandais Rem Koolhaas et son associé Clément Blanchet. Pour concevoir un espace oblong, respectant les volumes du café original, mais intégrant marbre, miroirs et effets de profondeur.

Le résultat est une prouesse bougrement réussie. A midi, mais encore plus la nuit, il y a la lumière, très urbaine, qui se reverse sur le trottoir depuis le sas vitré. Et à l’intérieur, dans cette enclave toute en longueur, un comptoir en marbre blanc (de Carrare, sinon rien) tordu façon fer à cheval, replié sur lui-même comme un vaisseau spatial, une estrade de DJ à l’intérieur de laquelle, cernés par les clients, s’activent les serveurs.

Tandis que ce même fer à cheval marbré semble projeté vers l’avant, comme s’il se jetait sur la rue, rencontrant le trottoir dont il ne serait que l’extension logique.

Un trip dehors-dedans très new-yorkais au demeurant, qui pourrait éventuellement échapper aux gens festoyant, plus traditionnellement, sur les tables agencées autour du bar. Le marbre au plafond ronge les volumes alors que le miroir multiplie le reflet des actants, public et serveurs confondus en osmose fusionnelle.

A chacun son Dauphin. On peut s’y octroyer trois ou quatre assiettes miniatures (des méga tapas, l’équivalent d’un plat en demi-portion) et un verre de vin avant de poursuivre au Chateaubriand.

On peut aussi et surtout s’incruster jusqu’à la fermeture en écumant la carte dans le désordre. «On a répertorié une trentaine de plats, des classiques en rotation», dixit Aizpitarte évitant le terme de signature dish tellement ils sont «chateaubrianesques».

Des fulgurances ovni: tapioca, huîtres et boudin noir (10€), du poulpe façon tandoori (10€), des divins oursins, radis et poireaux (10€), mais aussi des cinglants céviche à l’eau de concombre (9€), du porc pluma ibérique au radicchio amer (10€) et, après la soupe de pain au foie gras (9€) tout simplement le meilleur tartare de bœuf de Paris (9€).

Des tapasseries bluffantes, en entre-deux gastro/bistro, furieusement inspirées, toujours sur le qui-vive, mais l’air de ne pas y toucher, des saveurs tranchées. Du Inaki tout craché: une obsessionnelle décontraction, le produit brut comme tremplin de l’improvisation.

«Je n’aime rien préparer, ni concevoir à l’avance», dit-il pour minimiser l’impact maximal de sa cuisine «minimale/animale». Mais il va falloir faire un jour les comptes avec la rançon du succès. Accepter l’exception culturelle du Dauphin. Et se demander pourquoi toute une génération dans le vent –demandez-le à Mario Carbone et Rich Torrisi de Torrisi Italian Specialities à New York, à Christian Puglisi de Relae à Copenhague– se revendique du modèle Chateaubriand pour résoudre, chacun à sa manière, la périlleuse équation de la décontraction dans la plus haute concentration créative.

Confirmant ainsi l’adage, si l’on y réfléchit pas si surréel que ça, faisant d’Aizpitarte dans la blogosphère et ailleurs «le cuisinier français le plus influent sur la scène internationale depuis la disparition prématurée d’Alain Chapel le 10 juillet 1990 à Avignon». Et cela ne fait rire Inaki qu’à moitié.

Andrea Petrini

Photos: DR

(1) Groupuscule de la gauche radicale américaine, émanation de la Students for a Democratic Society, très actif en plein essor de la contestation de la guerre du Vietnam, avant de choisir la lutte armée de la clandestinité.

(2) Cheveux longs, dégaine de rock star, clope au bec au bec et un fuck tous les deux mots, as du bassin avec toutes les cover girls du Royaume britannique, Marco Pierre fit en 1989 à la cuisine ce que les Pistols firent à la musique en 1977. Pour preuve : son premier livre, « White Heat » dont le titre n’est pas sans évoquer le célèbre album homonyme des Velvet Underground.

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