Culture

Millénium: La fille qui voulait se venger

Temps de lecture : 6 min

Dans son dernier livre, la compagne de Stieg Larsson remet les pendules à l'heure et se pose en héritière légitime de la saga Millénium.

Image du film Millénium réalisé par Niels Arden Oplev l'actrice Noomi Rapace
Image du film Millénium réalisé par Niels Arden Oplev l'actrice Noomi Rapace

La création de cette saga littéraire est un mythe en soi: un journaliste d'investigation aguerri se met en tête d'écrire un polar (grâce aux ventes duquel il espère s'assurer une bonne retraite ainsi qu'à sa compagne), pond trois gros tomes en deux ans, puis, en 2004, peu après avoir remis les manuscrits à son éditeur, meurt subitement d'excès de café et de malbouffe. Il ne verra pas le succès mondial que remporteront les livres, ni la façon dont son père et son frère, qui réclameront la succession —droits sur l'œuvre y compris— écarteront sa compagne de l'héritage.

Cela fait maintenant sept ans que ladite compagne, Eva Gabrielsson, se bat pour obtenir le droit de décider de la façon dont peuvent être exploités le nom et l'œuvre de Stieg Larsson (Les Hommes qui n'aimaient pas les femmes, La Fille qui rêvait d'un bidon d'essence et d'une allumette et La Reine dans le palais des courants d'air). Comme elle l'expose dans son livre Millénium, Stieg et moi, elle ne revendique plus seulement le contrôle artistique de l'œuvre, mais une chose qu'elle partage avec l'héroïne créée par Larsson, Lisbeth Salander: la vengeance. Elle écrit ainsi: «Lisbeth était pour Stieg l'incarnation idéale de cette moralité qui nous enjoint d'agir selon nos convictions. Sorte d'archange biblique, elle est l'instrument de la Vengeance divine, titre provisoire du quatrième volume de Millénium.» Pas mal, pour accrocher le chaland, non?

Quand Gabrielsson et Larsson tombent amoureux, en 1972, ils ont tous les deux 18 ans. Dans son ouvrage, elle dépeint leur vie commune de manière émouvante et, ce faisant, démontre en quoi elle est l'ayant-droit légitime de Millénium: «Les livres sont nés de notre vie côte à côte durant 32 ans. [...] Ils sont le fruit de l'expérience de Stieg, mais aussi de la mienne; de nos combats, de nos engagements, de nos voyages, de nos passions, de nos peurs. [...] C'est pourquoi je ne peux pas dire avec précision ce qui, dans Millénium, vient de Stieg, et ce qui vient de moi.» Depuis la publication des livres, certaines rumeurs insinuent que Larsson n'en est pas le véritable auteur —il n'aurait pas eu une assez bonne plume— mais Gabrielsson réfute cette idée. L'abondance de détails dont fourmille la saga sur les systèmes de sécurité, les dessous des mouvements d'extrême droite, le piratage informatique et la politique suédoise, renvoie clairement aux causes et aux centres d'intérêt du couple, plaide-t-elle. Les quartiers décrits dans les livres sont les leurs; les cabanes du nord de la Suède, leurs lieux de vacances; les théorèmes mathématiques, leurs obsessions.

Gabrielsson montre comment Larsson a consacré sa vie au travail, comment sa vie à lui était sa vie à elle, et comment tout cela leur a été dérobé. Selon elle, le père et le frère de Larsson, Erland et Joakim, plutôt distants de son vivant, ne profitent aujourd'hui de son travail que par un caprice de la loi suédoise, qui ne reconnaît pas le concubinage. L'intérêt soudain que ces deux hommes portent à Larsson depuis sa mort se réduit à l'appât du gain, estime Gabrielsson, qui prend soin d'insister que, pour sa part, elle n'est pas motivée par l'argent. Le combat qu'elle mène, dont le New York Times s'est fait l'écho l'an dernier, a plus à voir avec le contrôle moral de l'œuvre qu'avec les bénéfices qu'elle engendre. La bataille juridique s'est ainsi focalisée sur un ordinateur portable qui renferme le quatrième tome non achevé de Millénium, en la possession de Gabrielsson et sur lequel les Larsson aimeraient beaucoup mettre la main.

Dans les interviews, une Gabrielsson au visage de marbre exprime tout son mépris pour «l'industrie Stieg» et ceux qui se passionnent pour ce que son compagnon mangeait au petit-déjeuner. Elle reproche à Erland et Joakim l'extrême mercantilisme organisé autour du nom de Stieg: «Au rythme où vont les choses, pourquoi ne le verrais-je pas un jour sur une bouteille de bière, un paquet de café ou une voiture?» En présentant sous un angle plus sérieux les causes qu'épousa Larsson, causes que «l'industrie Stieg» a selon elle bafouées, Gabrielsson entend remettre les choses à leur juste place. C'est pourquoi elle a voulu raconter l'histoire intellectuelle, politique et personnelle de leur relation et de la saga. À cet égard, la description des mouvements maoïstes et trotskystes dans lesquels le couple a évolué est fort instructive, mais c'est le féminisme de Larsson (et par ricochet, celui de Lisbeth Salander) qui reste le plus fascinant. La légende veut que son homme ait pris fait et cause pour le féminisme le jour où, encore adolescent, il fut témoin d'un viol. Gabrielsson confirme, précisant que Larsson était horrifié par la façon dont la société ferme les yeux sur les violences faites aux femmes.

De ce souvenir est née Lisbeth Salander, jeune femme asociale au passé trouble, surdouée en piratage informatique et animée d'un puissant désir de vengeance à l'encontre de ses agresseurs en particulier et de la société misogyne en général. Comme le formule Gabrielsson, la trilogie Millénium «est le répertoire de toutes les formes de violence et de discrimination que subissent les femmes», de la brutalité physique à la discrimination au travail. Cependant, la férocité de Larsson a parfois été affadie dans les traductions. Gabrielsson rappelle ainsi que l'un des titres envisagés pour la série était «Les hommes qui haïssaient les femmes». Et si ce titre est resté celui du premier tome en Suède, Larsson a dû se battre avec son éditeur pour cela. En France, le titre du premier opus a été modéré (après la mort de l'auteur), avec Les Hommes qui n'aimaient pas les femmes, tandis qu'en Grande-Bretagne, toute violence a été gommée, puisque le titre est devenu «La fille au tatouage de dragon».

Ce n'est que l'une des choses qui font enrager Gabrielsson. Autre grief, la manière dont les films Millénium ont été réalisés et vendus, et, plus essentiel, le fait que les profits issus de la saga ne soient pas reversés à des causes chères à Larsson. Il aurait en effet souhaité qu'une majeure partie des bénéfices serve à aider les femmes victimes de violences, à financer Expo, le magazine anti-fasciste qu'il avait fondé, et à subventionner le journalisme d'investigation anti-raciste. À en croire Gabrielsson, c'est cela qui l'a amenée à se battre pour le contrôle de l'œuvre et de son exploitation.

À la fin de l'ouvrage, le livre entier devient un cri de vengeance. Dans un passage hallucinant, elle exorcise toute sa peine et sa fureur au cours d'un rituel païen, qui comprend flambeau et tête de cheval sur une pique, où elle récite un poème dédié aux dieux scandinaves et maudit tous ceux qui ont trahi Larsson, ici-bas et dans l'au-delà. Ou encore, elle s'adresse à un corbeau qu'elle pense être un émissaire du dieu Odin, et une incarnation de Larsson. Et elle conclut en jurant non seulement de continuer le combat pour obtenir le droit de gérer le nom et l'œuvre de son compagnon, mais aussi de se venger de tous ceux qui leur ont fait du tort, à lui et elle. «Une femme abandonnée», voilà ce qui s'est imposé à mon esprit en lisant ce livre: la rage de Gabrielsson évoque la reine Didon tant dans sa détermination que dans sa dimension mythologique. Qu'il s'agisse là d'un léger débordement scandinavo-mystique de la part d'une femme endeuillée, ou d'un signe clair de folie, l'avenir nous le dira.

Ou alors, hypothèse plus piquante, Gabrielsson possède un bien meilleur sens des affaires qu'elle ne veut l'avouer. En présentant si habilement ces romans comme la résultante d'une vie qui fut autant la sienne que celle de Larsson, elle se forge une crédibilité sur mesure: si Eva Gabrielsson est pour ainsi dire Stieg Larsson, n'est-elle pas la mieux placée pour récupérer l'ordinateur en cause et achever le quatrième tome, voire en écrire d'autres? Et non seulement elle est Stieg, mais, en butte à une société injuste et patriarcale, elle est aussi Salander. Les fans peuvent donc prendre son parti comme ils ont pris celui de l'héroïne de Larsson.

Si elle sort triomphante de l'épreuve et obtient les droits qu'elle réclame, Gabrielsson pourra s'élever tel un ange vengeur au-dessus des cendres de Larsson et, qui sait, peut-être nous récompenser de notre loyauté avec plus de Salander, plus de Millénium, plus de romans de Stieg Larsson.

Sasha Watson
Traduit par Chloé Leleu

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