«Se séparer est une idée que trop peu de groupes ont eu»: cette belle phrase du producteur Steve Albini, qui illustrait un récent article du Guardian intitulé «Why your favourite band should split up» («Pourquoi il faudrait que votre groupe favori se sépare»), est de celle que tous les fans des Strokes devraient reprendre aujourd'hui au sujet de leur groupe préféré.
Les Strokes ne sont pas mon groupe favori, peut-être même pas un de mes groupes favoris de la décennie passée, juste un excellent groupe dont j’attendais autrefois avec impatience les disques, mais ils me donnent aujourd’hui le même sentiment mesquin: la chose que j’attends avec le plus d’impatience d’eux, c’est de les voir se séparer. De pouvoir les regarder sous l’angle mort plutôt que que sous l’angle Angles, leur quatrième album.
Prévu pour le 18 mars, attendu depuis cinq ans, il arrive précédé de son lot de retards, rumeurs, scoops divers et avariés, de sa fausse pochette blagueuse à sa vraie pochette en passant par celle du single, de la liste des titres au premier extrait de trente secondes –on attend d'une minute à l'autre que Wikileaks publie l’intégralité des e-mails échangés pendant cinq ans par les membres du groupe.
Autant le dire tout de suite, cet article, encore de plus mauvaise foi et d’une déontologie chancelante que l'ordinaire de la critique musicale, ne parlera que très peu de ce disque, pour une raison simple: pas leaké, pas écouté, si ce n’est le premier single, Undercover of Darkness, très moyen mais que la rumeur annonce comme peu représentatif de l'ensemble. Il appartient plutôt à ce genre que les journaux aiment pratiquer pour être prêts le moment venu: la nécrologie d’un vivant.
«Aussi tranchant que des rayures en noir et blanc»
En dix ans, l'image des Strokes a agrégé trois malentendus ou critiques. La première est la moins intéressante: l’éternel procès en street-credibility, en manque d’authenticité et en rock de fils à papa éduqués en pensionnats suisses, de jet-setters internationaux et d’hommes-sandwich pour Converse. Une image dont ont pu se régaler, par exemple, les fans des White Stripes, à qui les Strokes ont souvent été associés sous l’étiquette «renouveau du rock au tournant du siècle»: en 2003, le Guardian s'étonnait que les White Stripes, depuis séparés, eux, soient vus comme «terriblement authentiques» et que les Strokes soient perçus comme des «Backstreet Boys indie».
Le second procès est attendu, c'est celui du sellout: profitant de l'appel d'air de ce «new rock» qu'ils ont eux-mêmes contribué à lancer, les Strokes ont hissé leur musique indé dans les sphères mainstream (notamment en Angleterre: numéro deux des charts pour leurs deux premiers albums, numéro un pour le troisième), chose que n'ont pas réussie certains de leurs grands frères tout aussi inspirés comme Jonathan Fire*Eater, depuis devenus, avec plus de succès, les Walkmen.
Le troisième malentendu est plus pernicieux: la fixation dans l’esprit du public de l’image du premier album au détriment des disques suivants, du fait de sa supposée importance historique. Quand Is This It arrive dans les bacs, en août 2001, les journaux s'apprêtent à remiser au placard la «fin de l'histoire» pour reparler sang et poussière, guerre et choc des civilisations (le disque ne sortira aux Etats-Unis qu’après le 11-Septembre, avec une tracklist expurgée du moqueur New York City Cops et de son «Les flics de New York, ils sont pas très malins»). Pour remettre à la Une de leurs pages musicales, aussi, du brut et de l'agressif après des années de domination commerciale et critique du trip-hop, du rock post-progressif ou de la nouvelle cosmic american music (Radiohead, Godspeed You Black Emperor!, Grandaddy, Mercury Rev, Massive Attack, Portishead...).
Avec leur production minimaliste, leurs chansons à la durée aussi slim que leurs jeans, la voix crâne de Casablancas et un son, comme le chantait Jonathan Richman, «as stark as black and white stripes» («aussi tranchant que des rayures en noir et blanc»), les Strokes allaient devenir les nouveaux enfants du siècle. Et Is This It le bréviaire d'une armée d'ados qui allaient s'en inspirer: si Brian Eno a dit du premier Velvet que peu de gens l'avaient acheté mais que chacun avait formé un groupe, on dira de Is This It que beaucoup de gens l'ont téléchargé mais que peu ont formé un bon groupe.
Objet warholien
Tout l'accueil critique de la suite de la carrière des Strokes a découlé de ce premier disque supposément indépassable: Room on Fire, le second album, a été –assez justement– vu comme un Is This It bis, bon mais sans l’effet de surprise, puis First Impressions of Earth a été –très injustement– perçu comme une tentative trop longue, trop lourde, de draguer le grand public, qui n’a pas vraiment mordu: contrairement à ses devanciers, l’album n’est même pas disque d’or aux Etats-Unis.
Avec ses guitares acérées et surproduites par David Kahne, le disque donnait en effet des munitions à la police lo-fi, l’impression que les Strokes avaient abandonné la lecture de Creem, le magazine culte des punks seventies, pour une rotation lourde sur RTL2. Mais Casablancas, abandonnant partiellement sa coolitude narquoise pour des envolées éraillées et émouvantes, n’y a jamais aussi bien chanté ni écrit, faisant de cet album le meilleur du groupe.
A la réécoute, dix ans après, Is This It est en effet, plutôt qu’un chef-d'oeuvre, un très beau souvenir de jeunesse, un bibelot postmoderne («On dirait qu’on serait... le Velvet, les Heartbreakers, les Feelies») au grain outrageusement vintage, déjà lointain. Un superbe artefact, comme les Strokes eux-mêmes: «Tous leurs modèles ont fait ça: un premier album qui cisaille les pattes, un second qui casse les couilles. [...] Comme tout le monde les attendait au tournant, l'œil déjà dans la lunette, il valait donc mieux ne pas décevoir en sortant un "bon" deuxième album. Tout ça aurait été tellement vulgaire, tellement pas cool. Les Strokes sont le dernier objet warholien en état de marche, ils fonctionnent uniquement à l'énergie du référent, de la reproduction mécanique de codes et de signes», écrivaient Les Inrockuptibles en 2003 dans une très juste chronique de Room On Fire.
Mais si l’on juge les Strokes sur ce statut d’artefact ou d’objet warholien –c'est sans doute pour cela qu’ils ont intitulé une de leurs chansons 15 minutes– où l'on aurait remplacé les boîtes de soupes Campbell par les bananes du Velvet ou les glaces des Modern Lovers, on doit dire qu’ils n’ont cessé de faire mieux, disque après disque. Recréant à l’échelle de leur carrière la trajectoire d’une poignée de grands groupes de l’époque punk et post-punk, Clash, Talking Heads ou Blondie: premier album révélation, deuxième de consolidation/confirmation, troisième d’expansion.
Si Room on Fire fut leur Give’em Enough Rope, leur Plastic Letters, leur More Songs About Buildings and Food, First Impressions of Earth fut leur London Calling, leur Parallel Lines, leur Fear of Music. L’album du braconnage sur d’autres terres, de la mélodie du Peter Gunn de Henry Mancini dopée à l’EPO de Juicebox à l’atmosphère quasi-smithienne de Electricityscape ou très Stranglers de Ask me Anything, en passant par les chants de marins enivrés mêlés de grunge de 15 Minutes.
Phrazes for the Young, le quatrième Strokes
Dans ce schéma, Angles devrait être leur Sandinista! («double, concept, incompris sur le moment et culte vingt ans plus tard», dixit les Inrockuptibles, toujours): le moment d’exploser définitivement les derniers points de suture de l’époque Is This It pour aller naviguer au large, quitte à perdre des morceaux de songwriting et quelques auditeurs supplémentaires en route.
Le problème, c’est que ce disque des Strokes existe déjà: il s’appelle Phrazes for the Young, et le seul Julian Casablancas l’a sorti fin 2009. Sans grand succès commercial (le chanteur s’est d’ailleurs plaint du peu de soin apporté à la promo par son label) mais pour un triomphe artistique renvoyant les précédentes escapades solos du groupe au rang d’aimables récréations.
«Maintenant, quand je fais des trucs en solo, même si cela ne sonne pas du tout comme les Strokes, je le vois plus comme une continuation», expliquait-il à l’époque au Guardian: on fera donc sans gêne aucune de ce disque solitaire et inattendu, de cet impromptu au sens propre du terme, le quatrième Strokes idéal, parfait pour emmerder les puristes de Is This It avec ses claviers omniprésents et ses chansons gonflées sur cinq minutes de moyenne, loin du format réglementaire du groupe.
Un disque conclu sur le déchirant Tourist, ses trompettes d'une allègre tristesse surgissant sur l’ultime refrain et les paroles d’un Casablancas en pleine traversée du désert: «Feel like a tourist out in the desert/Somehow it feels like the devil's breath». Une chanson à ranger instantanément dans les fins d’albums les plus belles de l'histoire au côté, par exemple, de The Sin of Pride des Undertones, autre groupe post-punk ayant troqué ses hymnes voyous teenage pour des synthés, auquel la trajectoire des Strokes nous fait de plus en plus penser. Et qui s'est arrêté net après quatre albums presque parfaits, comme les Smiths ou les Pixies.
Interpréter l'escalier de Penrose
Après cette apogée, que pourra donner Angles et sa pochette ornée d'un escalier de Penrose, cette métaphore architecturale du fait de tourner en rond ou, de manière plus optimiste, de monter sans cesse? On pariera, quasi à la sourde donc, sur la première option, celle d'un Combat Rock strokesien, d'un disque de retour sur terre décevant après une ascension continue.
Le fait que Rolling Stone décrive Angles comme, évidemment, «le meilleur Strokes depuis Is This It», n’a rien pour rassurer, ni celui que le bassiste Nikolai Fraiture en parle comme d’un retour aux bases, ou que les Strokes aient annoncé l’avoir composé de manière plus collégiale qu’avant, quand Casablancas faisait l’essentiel du boulot. «C’est le premier sur lequel nous avons travaillé vraiment démocratiquement, il nous a pris longtemps parce que ce modèle est nouveau pour nous», expliquait récemment le guitariste Nick Valensi: une bien mauvaise nouvelle pour tous ceux qui savent que la dictature est le meilleur système dans le rock, preuve en est, par exemple, la dégringolade d’un groupe comme Belle & Sebastian quand Stuart Murdoch a prêté son stylo à ses petits camarades.
Pensée méchante, là encore. Autant s'arrêter là et rêver, pendant un mois encore, en attendant de faire le deuil de ce deuil devant les publicités chez les disquaires, que les Strokes n'existent plus autrement que comme une pile de quatre disques sur nos étagères. Et, dans notre tête, sous la forme d'un ultime souvenir, celui d'un des rares bons moments du Somewhere de Sofia Coppola: la scène aquatique qu'illustre I’ll Try Anything Once, la face B de Heart in a Cage. Un morceau encore Strokes et déjà solo (Valensi seul aux claviers avec Casablancas), anticipation d'un échec, d'une fin, accueilli avec la fierté du devoir accompli: «There is a time when we all fail/Some people take it pretty well».
Jean-Marie Pottier