Elle est partout Cléopâtre, la dernière souveraine d’Egypte, l’héroïne de Shakespeare et Mankiewicz, la capricieuse de Goscinny et Uderzo, la jolie baigneuse des pubs années 80 pour une marque de savon. Par exemple dans l’esprit des producteurs hollywoodiens, puisque le multi-oscarisé Scott Rudin (The Hours, The Reader) développe un scénario pour Angelina Jolie et rêve de James Cameron pour le réaliser… ou encore sur la scène de l’Opéra Garnier où, seins nus et les yeux ourlés de khôl, une Natalie Dessay malicieuse propose sa propre vision du mythe dans Giulio Cesare de Haendel.
On croyait tout savoir sur Cléopâtre: ses bains extravagants, sa séduction irrésistible, son nez qui changea la face du monde, son suicide de drama queen, par morsure d’aspic… Or la parution de Cleopatra, une remarquable biographie signée Stacey Schiff (disponible en anglais chez Little Brown, pas encore en français), vient éclairer d’un jour nouveau le personnage légendaire.
La dernière reine d’Egypte (descendante de la dynastie grecque des Ptolémée et donc «aussi égyptienne qu’Elizabeth Taylor») a vécu au premier siècle avant Jésus-Christ. Or malgré son statut de chef d’Etat et son immense fortune (l’une des toutes premières du bassin méditerranéen), les traces de son passage sur terre sont à peine plus nombreuses que celles du charpentier de Nazareth.
Aucun écrit de sa main n’a survécu, sauf une malheureuse signature au bas d’un décret royal. Nul papyrus d’Alexandrie n’est parvenu jusqu’à nous. D’ailleurs la splendide cité de la souveraine qui captiva César et Marc-Antoine a été rayée de la carte par un tremblement de terre au cinquième siècle. Plus de phare, de palais royal ni de bibliothèque… Le premier historien qui fasse autorité sur l’histoire de Cléopâtre, Plutarque, est né 76 ans après sa mort, et c’était un Romain, autant dire un ennemi.
Gloutonne et rusée
Première idée reçue que désamorce Stacey Schiff: Cléopâtre était belle, et c’est ainsi qu’elle a séduit les deux hommes les plus importants de leur temps, — Jules César et Marc-Antoine. Idée bien ancrée dans les consciences longtemps avant l’apparition sur grand écran et en technicolor d’une Elizabeth Taylor au sommet de sa splendeur. Ainsi, le livret de Haendel qui date de 1728 lui fait chanter, dans l’attente de sa rencontre avec César, un arrogant: «Une femme belle peut tout si, d’un air tendre, elle ouvre la bouche ou tourne les yeux… ».
La Cléopâtre de Shakespeare est une Vénus, celle des tableaux de Cabanel aussi. Or, souligne l’auteur, «alors que les Romains qui ont fait connaître son histoire s’accordent sur la gloutonnerie de Cléopâtre, sa ruse féminine, son ambition sans limites et sa dépravation sexuelle, peu d’entre eux mentionnent sa beauté». En revanche, les historiens de l’Antiquité évoquent tous en détails sa culture, son sens de la répartie, son intelligence étincelante. Plutarque note d’ailleurs que son apparence ne saurait être qualifiée d’ «incomparable», alors que son esprit l’est «sans le moindre doute». Et nous ne disposons d’aucun portrait, d’aucune statue : tout juste quelques pièces de monnaie qui révèlent un profil parfaitement ordinaire.
Deuxième cliché : l’ambition dévorante. Pierre Corneille, dans sa Mort de Pompée (1643), fait dire à la souveraine :
J’ai de l’ambition, et, soit vice ou vertu,
Mon cœur sous son fardeau veut bien être abattu.
J’en aime la chaleur et la nomme sans cesse
La seule passion digne d’une princesse.
Quant à Haendel, il fait entrer en scène une belle plante aux dents longues, vaguement mégalomane: «Que règne Cléopâtre, et qu’autour de mon trône le peuple adorateur d’Arabie et de Syrie se prosterne devant le bandeau sacré qui ceint ma chevelure ! ».
Diplomate ambitieuse
Laurent Pelly, metteur en scène du spectacle de Garnier, tire des rires au public en montrant la déception de la reine, contrainte d’abandonner le trône le plus haut placé à César et de se contenter de la seconde place. Or, démontre Stacey Schiff, voir dans l’ambition politique de Cléopâtre une soif aveugle de pouvoir, c’est épouser sans recul critique une vision romaine – et donc partisane – du personnage. En fait d’ambition, Cléopâtre souhaite surtout accroître le rôle de l’Egypte en tant qu’alliée principale de Rome tout en préservant son indépendance.
Les crues du Nil ont fait du pays le grenier de la capitale du monde antique : une chance (qui gouverne Rome a absolument besoin du souverain égyptien, on le voit avec les affrontements César/Pompée puis Marc-Antoine/Octave), mais aussi un danger tant la tentation de l’annexion est forte… Tout le règne de Cléopâtre VII se passe donc à concevoir une stratégie complexe – qui tient 22 ans avant d’échouer – pour préserver l’autonomie égyptienne. Après l’annexion de l’Egypte par Octave, en 30 avant JC, le pays restera sous contrôle étranger jusqu’au XXe siècle…
Pour finir, Stacey Schiff rétablit la vérité sur la légende dorée de la reine Cléopâtre. On l’imaginait – comme le raconte Plutarque et comme Mankiewicz l’a si bien mis en scène, enroulée dans un tapis pour rendre sa première visite à César. Dans la réalité, s’il est vrai que Cléopâtre doit se cacher pour s’introduire dans son propre palais où séjourne le Romain (elle est en guerre avec son frère-époux, Ptolémée, qui contrôle les lieux), il est plus probable qu’elle ait été transportée dans une sorte de sac à grain. Son suicide, lorsque Marc-Antoine succombe et que l’Egypte est perdue, a bien pour but d’éviter un retour humiliant à Rome (qu’elle avait connue en alliée de César).
Mais il n’inclut ni serpent ni corbeille de fruits. Le serpent est d’ailleurs un peu trop commode: c’est l’emblème royal de l’Egypte. «Une femme réputée pour ses talents de stratège et sa minutie n’auraient jamais confié son destin à un animal sauvage. L’aspic a la lenteur d’une limace, et même le plus fiable des cobras ne peut tuer trois femmes à la suite (Cléopâtre est morte entourée de ses suivantes). »
Bref, c’est plutôt un poison mortel – sous forme de boisson ou de pommade - qui a eu raison de la reine la plus célèbre du monde.
La femme, reine d'Egypte
Ce que montre bien Stacey Schiff, c’est qu’avec Cléopâtre, on a affaire à une figure féminine d’autorité, une reine réellement puissante, que la postérité reconstruit en séductrice castratrice, éminemment dangereuse. Voyez ce tableau d’Alexandre Cabanel - Cléopâtre essayant des poisons sur des condamnés à mort (1887) – que Laurent Pelly utilise dans sa mise en scène de Haendel: on y voit la belle alanguie, éventée par une esclave, qui contemple, la poitrine dénudée et le visage impassible, un homme se tordre de douleur, et le cadavre de l’autre…
Vision affolante de cruauté et d’érotisme, d’un décadentisme exquis. Or, si le domaine amoureux a été un terrain d’élection de Cléopâtre, c’est aussi parce qu’il était – et resta longtemps – une arme politique. Ses liaisons avec César et Marc-Antoine sont sans aucun doute l’effet d’un calcul, une façon de cimenter une alliance et – grâce à la naissance d’héritiers (Césarion ; puis Alexandre Hélios, Cléopâtre Séléné et Ptolémée Philadelphus) – d’assurer la postérité.
Mais n’est-ce pas ainsi que fonctionnèrent les alliances politiques dans le monde occidental jusqu’au XIXe siècle? Et la marge de manœuvre de la reine reflétait celle de ses sujettes. Dans l’Egypte de Cléopâtre, les femmes pouvaient choisir leur mari, divorcer sans souffrir de dommage économique, posséder des terres et des biens, prêter de l’argent, et officier dans les temples.
Tout ceci alors qu’à Rome, on a le droit d’abandonner son bébé fille (sauf la première-née) sans crainte de poursuites, et que la femme garde à vie le statut d’une mineure, sous autorité du père ou du mari. «L’ambition, la réussite, l’autorité d’une femme nous troublent autant que les Romains, pour qui Cléopâtre était à la fois un monstre et une source d’émerveillement», conclut l’auteur.
Jonathan Schel