Cet article Future Tense est le fruit de la collaboration entre l’Arizona State University, la New America Foundation et Slate.com.
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Commençons par une prédiction inquiétante. Une nouvelle branche de la biotechnologie, la «biologie synthétique», qui consiste pour des petits génies à développer de nouvelles formes de vie, va finir par faire des morts. Beaucoup de morts. Je ne parle pas de manière directe, comme le ferait un virus qui aurait échappé à ses créateurs. Il s’agit de morts économiques, par appauvrissement irréversible. Ces ravages ne dérangeront pas grand monde, puisqu’ils frapperont des paysans, des éleveurs et des habitants des forêts qui vivent dans des pays pauvres, dépendants de l’agriculture.
La biologie synthétique est aujourd’hui présentée comme le nouveau miracle qui va changer le monde, mais nous devons rester lucides sur les conséquences de ces changements, et notamment sur les dégâts qu’ils pourraient rapidement provoquer. Ses partisans affirment qu’elle va donner naissance à une «nouvelle bioéconomie», où l’Homme remplacera l’industrie par la biologie.
A première vue, cette bioéconomie est fort respectueuse de l’environnement, puisqu’elle cherche à transformer levures et bactéries en bio-usines capables de produire les plastiques, produits chimiques et carburants dont nous sommes devenus si dépendants. Les micro-organismes se nourrissant de plantes (algues, sciure de bois, sucre), ces dernières vont devenir la nouvelle matière première de la bio-industrie. En conséquence, la production de ces ressources d’importance stratégique (dont nous pourrons tirer médicaments, caoutchouc, huiles et carburants) va passer des mains des paysans du Sud aux cuves de fermentation contrôlées par le Nord.
Des investissements colossaux
Les secteurs de l’agrobusiness, de l’exploitation forestière, de la chimie, des biotechnologies et de l’énergie ont misé des sommes colossales sur ces nouveaux développements. Chevron et Procter & Gamble financent LS9, Inc, dont les microbes synthétiques transforment par fermentation la cellulose en essence, en kérosène ou en plastique. Chevron parie également sur l’algue inventée par Solazyme, qui semble capable de produire de l’essence en mangeant du sucre, et Unilever a apporté des fonds à la même société pour produire un substitut à l’huile de palme. Exxon, BP et Novartis soutiennent la société de Craig Venter, Synthetic Genomics, Inc. General Motors et Marathon Oil espèrent que les bactéries créées par Mascoma parviendront un jour à transformer la sciure de bois en éthanol. Et DuPont transforme déjà chaque année 16.000 hectares de maïs en plastique grâce à des levures de synthèse.
Et n’oublions pas celle que tout le monde courtise, Amyris Biotechnologies, qui est parvenue à reprogrammer des levures pour qu’elles produisent une substance à partir de laquelle on peut faire du diesel, de l’essence, des plastiques, des détergents, des arômes et bien d’autres choses encore. En lisant la liste des partenaires d’Amirys, on pourrait se croire à une réception donnée à Davos: Shell, Mercedes, Total, Procter & Gamble, Sanofi Aventis, Cosan, Bunge, Al Gore, Bill Gates et Vinod Khosla. La jeune société peut même se piquer de philanthropie depuis que Bill Gates lui a donné de l’argent pour produire l’artemisinin, un composé anti-paludisme, en Europe de l’Est. Quand ce produit synthétique sera mis en vente l’année prochaine, il y a fort à parier que les milliers de petits paysans d’Afrique de l’Est qui cultivent l’armoise vont se retrouver du jour au lendemain sans un sous. Ils devraient être rapidement rejoints dans la déchéance par les producteurs de caoutchouc, dès que Goodyear sera parvenu à produire ce matériau à partir d’une bactérie E. coli modifiée. Ce sera ensuite au tour des cultivateurs de vanille de Madagascar, quand Evolva aura réussi à synthétiser la vanilline.
La ruine des agricultures locales n’est pas le seul problème posé par cette nouvelle bio-industrie. En effet, la fermentation de tous ces microbes synthétiques consomme d’énormes quantités de plantes, désormais désignées par l’euphémisme «biomasse». Or la biomasse est déjà en danger. Certes, notre planète produit chaque année 320 milliards de tonnes de végétaux, mais un quart est déjà utilisé dans la production de nourriture, de fourrage et de bois de chauffage. Le reste peine à purifier l’air et l’eau, à recycler le carbone, soutenir la biodiversité et refertiliser les sols, toutes les fonctions accomplies par les plantes depuis des milliards d’années, bien avant qu’on commence à les considérer comme une «biomasse» corvéable à merci. D’après le Global Footprint Network, nous surexploitons déjà à 150% cette capacité purificatrice, accumulant ainsi une dette écologique que la nature ne pourra pas rembourser à notre place. Ainsi, du point de vue de l’écosystème planétaire, continuer de puiser dans la biomasse revient à prélever du sang à un patient souffrant d’hémorragie.
Problème de place
A une échelle plus locale, les perspectives sont tout aussi alarmantes. Ainsi, le diesel fabriqué à base de sucre par Amyris va pousser le Brésil à intensifier la culture de la canne. Malheureusement, cette plante grande consommatrice d’eau, qui est en train de détruire le Cerrado, un milieu naturel extrêmement fragile, repousse la culture du soja toujours plus loin dans la forêt amazonienne et dégage 150 millions de tonnes de dioxyde de carbone chaque année par la combustion des déchets organiques, le changement de culture et l’utilisation d’engrais. Les coûts sociaux sont également terribles. Au Brésil, le développement de l’agriculture industrielle chasse les paysans de leurs terres et les repousse vers les bidonvilles. Et la récolte de la canne est effectuée par une véritable armée de 500.000 migrants, dont la plupart sont traités comme des esclaves, souffrent de troubles respiratoires et meurent d’épuisement.
Il est logique que des entreprises comme Amyris se tournent vers le Brésil. 86% de la biomasse planétaire se trouve dans les régions tropicales et subtropicales, justement là où 1,5 milliards de paysans ont eu la mauvaise idée de s’installer. Pour exploiter cette biomasse, il faut d’abord faire table rase de la bioéconomie archaïque. Petits agriculteurs, éleveurs en pâturages et chasseurs-cueilleurs doivent donc disparaître devant la marche du progrès. Sans surprise, les terres et les ressources naturelles de ces régions font déjà l’objet de pillages intensifs.
D’après la Banque mondiale, au cours des dernières années, environ 50 millions d’hectares de terres tropicales ont déjà été accaparées par des investisseurs étrangers, et 21% de cette surface doit servir de biomasse pour produire des biocarburants. Une analyse menée par Friends of the Earth sur 11 pays africains a montré qu’une surface de la taille du Danemark a été récemment achetée pour le même usage. Les enquêtes menées dans ces régions (archivées sur www.farmlandgrab.org) évoquent des villages incendiés, des paysans assassinés et des familles souffrant de la faim.
Lorsqu’on parle de biologie synthétique, c’est le côté démiurgique d’une science apparemment capable de créer de nouvelles formes de vie qui retient l’attention. Mais dans les faits, le véritable danger vient de l’accaparement des terres, de la privatisation de la biomasse et de la destruction des moyens de subsistance de populations entières.
Jim Thomas
Traduit par Sylvestre Meininger