Monde

Julian Assange, l'icône pop

Temps de lecture : 8 min

Excessif, clivant, fascinant, le porte-parole de WikiLeaks est profondément agacé par l’attention qu’il suscite. La raison est pourtant simple: il fait désormais partie du paysage culturel.

Julian Assange, en décembre 2010. REUTERS/Paul Hackett
Julian Assange, en décembre 2010. REUTERS/Paul Hackett

Dresser le portrait d’une personne implique de se poser la question de sa réaction après la publication dudit portrait. Encore plus dans le cas de Julian Assange, qui, s’il savait lire le français, posterait un tweet après la mise en ligne de cet article pour l’invalider. Notoirement susceptible, laconique, ombrageux, voire inquiétant, le fondateur de WikiLeaks ne rechigne jamais à faire la leçon aux journalistes, avec un aplomb qui renverrait (presque) Jean-Luc Mélenchon à ses études. Quand une interview télévisée sort du sillon qu’il a lui-même tracé, il s’en va, en glissant parfois un mot doux à son interlocuteur; quand un site Internet impudent essaie de devancer son agenda, il lui lance un Scud flanqué d’une mise en garde.

Récemment, pour mieux répondre aux innombrables sollicitations, il s’est adjoint les services de Borkowski, un cabinet britannique de relations publiques davantage habitué à travailler avec Sony ou Nissan qu’avec l’ennemi numéro un de l’administration américaine. De l’aveu de son entourage proche, il s’agit plus d’une mesure cosmétique que d’une véritable révolution. L’homme fort de WikiLeaks ne débitera pas des communiqués de presse écrits par une task force de professionnels de la communication. Même entouré d’une garde prétorienne d’avocats –on en dénombre au moins quatre– on l’imagine mal inféodé à quelques cols blancs soucieux de le préserver.

Gentleman farmer

Début février, Assange a été auditionné au tribunal de Belmarsh, dans la banlieue de Londres, et la justice britannique, le 24 février 2011, a autorisé son extradition vers la Suède (Assange a sept jours pour faire appel), où il est poursuivi pour une histoire de «sexe par surprise» (le dossier d’instruction ayant fuité sur le web, chacun se fera sa propre idée de cet embrouillamini). Depuis son arrestation en décembre, il a déjà comparu deux fois devant cette cour, qui a été choisie pour répondre plus facilement «aux exigences des médias», soucieux de ne manquer aucun épisode du feuilleton.

Le 11 janvier, lors de la deuxième audience préliminaire, une bonne soixantaine de journalistes de toutes nationalités avaient fait le déplacement, le poursuivant pour essayer d’obtenir une déclaration. Tandis qu’un de ses avocats assurait le service d’ordre, trois journalistes italiens tatillons détaillaient le costume de l’Australien, un sympathisant essayait de lui transmettre ses doléances et tout le monde agitait son petit carnet de notes en guettant fébrilement une allocution. Dehors, trois rangées de caméras guettaient sa sortie, tandis qu’une petite armée de paparazzis avait sorti les escabeaux et les coudes pour trouver le meilleur angle.

Assigné à résidence à Ellingham Hall, le vaste manoir du Suffolk de Vaughan Smith, le fondateur libertarien du Frontline Club, contraint de pointer chaque jour au commissariat local et de porter un bracelet électronique, Assange joue au gentleman farmer. Emmitouflé dans sa doudoune, il enjambe les clôtures, donne la becquée aux poules et se repose au coin du feu. Mais l’agitation ne faiblit pas pour autant. Chaque jour, selon un rituel bien orchestré, des journalistes viennent le visiter, essayant de lui arracher un mot, une impression.

Son autobiographie, WikiLeaks Versus The World: My Story est tellement attendue que l’éditeur britannique qui l’a sollicité lui a offert une avance d’un million de livres (environ 840.000 euros), sondant toutes les rédactions du royaume pour trouver un nègre. Outre-Atlantique, l’industrie du divertissement s’active aussi. Deux producteurs ont acheté les droits pour un biopic en forme de thriller politique à tiroirs, L’homme le plus dangereux du monde. Et c’est sans compter la fiction concoctée par HBO (une version pirate des Sopranos?) ou le documentaire élaboré par Universal.

Supernova de la presse

Coiffé au poteau par Mark Zuckerberg pour le titre d’homme Time de l’année, présenté comme le candidat idéal pour le prix Nobel de la paix par un député norvégien, Assange n’est plus seulement un personnage public: il vient d’entrer dans la culture populaire, celle qu’on tague sur les murs, qu’on référence abondamment au cinéma, dans les séries télévisées, dans les livres ou les dessins animés. Combien de temps avant un caméo dans un épisode des Simpsons ou une punchline dans une chanson de Lil’ Wayne?

Il y a un peu de Phil Spector chez Assange. Chanteur à succès à 18 ans, producteur flamboyant à 20, préretraité à 26, l’inventeur du «wall of sound» a traversé les années 1960 en retournant tout sur son passage, et surtout les codes en vigueur. «Premier magnat du monde adolescent» selon les mots de Tom Wolfe, le mégalo Spector a dynamité en quelques années le petit monde de la musique. Aujourd’hui, sur un mode analogue, Assange vient jouer les supernovas de la presse en s’imposant dans la chaîne alimentaire. Qui ne goûte guère le personnage.

Alors que les médias partenaires de WikiLeaks publient chacun leur propre version de cette alliance inédite, la voix courroucée de Bill Keller, rédacteur en chef du New York Times, se fait particulièrement entendre. Dans un e-book intitulé Open Secrets, le journaliste du quotidien américain dresse un portrait peu flatteur (mais toujours fasciné) d’Assange. Il cite ainsi un de ses journalistes, débriefant la première rencontre avec Assange:

«Il était alerte mais comme une clocharde marchant dans la rue, vêtu d’une veste de sport pâle, d’un pantalon cargo, d’une chemise blanche sale, de baskets défoncées et de chaussettes lui tombant sur les chevilles. Il sentait mauvais, comme s’il ne s’était pas lavé depuis des jours.»

Au fur et à mesure, Keller réalise l’omniprésence d’Assange dans le processus de publication, il s’inquiète d’un «climat s’approchant de la paranoïa» alors même qu’il s’efforce de le considérer comme une simple source. Du haut de sa fonction, Keller confesse d’emblée que le New York Times ne dispose pas du savoir-faire technique de WikiLeaks, s’en remettant à l’organisation pour récupérer les documents afghans, irakiens, ainsi que les câbles diplomatiques. Comme Spector, Assange maîtrise à la perfection un aspect de la production au sens le plus strict. Il devient incontournable, et comme une légion de Ronettes, les informateurs préfèrent se tourner vers lui.

Romancier ou personnage?

Dans un article publié le 5 février par le Guardian, plusieurs journalistes suédois reviennent sur le cas d’Assange, qui a vu dans leur pays un refuge avant de le considérer comme «l’Arabie saoudite du féminisme» une fois accusé de viol. Aux yeux de Johanne Hildebrandt, éditorialiste pour l’Aftonbladet, l’un des plus puissants quotidiens du pays, «Julian Assange est un prêtre qui est devenu clown quand il a commencé à critiquer le système. Un prophète de la liberté d’expression qui voulait tout révéler sauf sa propre histoire».

En creux, cette remarque touche un point crucial: Assange est une personnalité complexe, fuyante, qui s'accommode de l’ascèse et cultive le secret. Il peut dormir à même le sol six nuits par semaine. Il suffit de parcourir son vieux compte Delicious (dont le nom est un hommage à Harry Harrison, l’auteur de science-fiction rendu célèbre par Soleil Vert) pour se faire une première idée de sa construction mentale, à ranger du côté de la marqueterie plus que des meubles Ikea. Intéressé par la question de la constance de la vitesse de la lumière dans le vide, féru de la poésie de William Blake ou des mathématiques du collectif Nicolas Bourbaki, la tête pensante de WikiLeaks tient autant du transfuge littéraire que de ses personnages. Il offre des histoires au monde, mais rechigne à lever le voile sur la sienne. Et quand il fait son propre storytelling, c’est pour conter son road trip en moto sur les routes cambodgiennes, à la faveur duquel il compare les nids de poules au secret des gouvernements. S’il y a du Phil Spector chez Assange, on y trouve aussi un soupçon du mythologique écrivain américain Thomas Pynchon.

A force d’énigmes en formes d’allers-retours et de quêtes sinueuses, parfois aux frontières de l’abscons (Herbert Stencil cherchant l’objet V. dans le roman éponyme de Pynchon), le fondateur de WikiLeaks finit par naviguer à vue entre la réalité et la fiction, choisissant de dégonfler des rumeurs pour en laisser germer d’autres. Cinquante ans après ses débuts, Pynchon continue d’alimenter les rumeurs les plus folles –qui est-il, où vit-il?– et son corpus protéiforme reste entre les mains d’une poignée d’aficionados passionnés par sa densité. Parce qu’il demande un effort d’attention important, mais aussi parce que les zones d’ombre autour de son parcours sont parfaitement miscibles dans le foisonnement de ses livres.

Assange n’est pas Pynchon: il a choisi l’autre chemin, celui du personnage ultra-public, mais en prenant soin de garder dans un coffre certains aspects de sa vie. On sait aujourd’hui peu de choses sur son existence pré-WikiLeaks, et toujours la même litanie d’anecdotes: la trentaine d’écoles, collèges et lycées qu’il a écumés pendant son enfance et son adolescence, pour échapper à l’emprise d’un père membre d’une secte new age branchée sur le LSD; la bataille judiciaire qu’il a mené pendant dix ans pour la garde de son fils Daniel; le hacking, auquel il a commencé à s’intéresser à la fin des années 1980.

Bien malin celui qui saura reconstituer le puzzle et retrouver toutes les étapes qui mènent jusqu’à WikiLeaks et ses implications.

«Je préférerais ne pas»

Comme un Playmobil aux visages interchangeables, Julian Assange alterne les coupes de cheveux aussi souvent qu’il réclame à ses collaborateurs de renouveler leur téléphone portable. De sa haute stature (il fait plus d’1m90), il ne se départit jamais de cette expression mi-renfrognée, mi-amusée. Face à lui, vous ne savez jamais si vous devez attendre un sourire ou une attaque chirurgicale, une poignée de main amicale ou un uppercut dans la mâchoire.

Armé d’un accent typiquement australien qui oblige à tendre l’oreille pour capter une variation de ton, le boss de WikiLeaks s’exprime souvent, mais n’est pas toujours très audible, comme si cette diction mezzo voce était une garantie pour capter l’attention de son auditoire.

A l’instar de Bartleby le scribe, l’anti-héros de la nouvelle d’Herman Melville, Assange ne s’emporte jamais, au moins en public. Il répond aux attaques, s’efforce de débattre sur le fond quand il est mis en difficultés, mais ne dévie jamais d’un iota de sa ligne directrice. Il ne connaît pas le compromis. Chez Melville, Bartleby est engagé dans une étude de Wall Street pour recopier des textes, et il s’efface derrière son travail; Assange, lui, s’est assigné seul une tâche de copiste, de scribe, dévolu tout entier à la duplication contre nature, et ce depuis 1999, date à laquelle il a enregistré le nom de domaine leaks.org. Il ne disparaît pas derrière ses publications, il les incarne. Là où Bartleby rejoint Assange, c’est quand il se met à refuser les commandes de son patron, sans remettre en cause son autorité, mais en répétant à l’envi «I would prefer not to», «je préférerais ne pas». Dès lors, on imagine assez bien la réponse qu’opposerait Assange aux questions d’un grand jury déterminé à le faire tomber:

- «Monsieur Assange, dites-nous pourquoi vous faites tout ça.»
- «Je préférerais ne pas.»

Olivier Tesquet

(Article mis à jour le 24 février avec le feu vert de la justice britannique à l'extradition d'Assange vers la Suède. )

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