Un parfum de liberté a soufflé dans les travées du musée d'Orsay dimanche 6 février. Un groupe de visiteurs a commis l'impensable: ils ont pris des photos. Scandale.
Immédiatement, une discussion assez vive s'engage avec le service de sécurité du musée. «Si c'était pour faire des belles photos, je veux bien, lâche une responsable très énervée. Mais là vous êtes ridicules à shooter les statues avec vos portables».
Je m'approche pour filmer la discussion. On me fait gentiment comprendre que je suis à peu près aussi désirable qu'un journaliste au Caire. Finalement, la sécurité comprend qu'elle s'est fait prendre au piège de la provocation et laisse le petit groupe continuer ses photos tranquillement malgré les nombreux panneaux interdisant la pratique. Le safari photo est consultable sur Flickr avec le tag "Orsay Commons", du nom de l'opération menée par ce petit groupe de militants du musée libre.
Espace de liberté temporaire
Avec seulement 10 participants, l'opération n'a pas fait mieux que la première édition du "Orsay Commons" organisée en décembre. «Il est difficile de mobiliser sur un sujet comme celui-là, regrette le blogueur Bernard Hasquenoph. Mais vu le nombre de gens qu'on a libéré, on n'était pas 10, mais 200». Il suffit en effet de 10 personnes qui photographient le moindre détail des statues pour créer un espace de liberté temporaire au sein du musée. À proximité du petit groupe, une étudiante chinoise en profite pour prendre ostensiblement ses amis en photo, avant qu'un des manifestants s'invite sur la prise de vue. D'autres visiteurs en font de même avec les œuvres.
Mais comment peut-on sentir un sentiment de libération pour un acte aussi banal que prendre en photo un tableau? C'est le résultat d'un tour de vis sécuritaire dans les musées depuis quelques années, qui tend à interdire les prises de vues. Les appareils photo sont proscrits d'Orsay depuis juin 2010. Les responsables du musée avancent trois arguments: la sécurité des oeuvres («Il suffit d'une bousculade, la personne avec son portable est déséquilibrée et… tombe droit sur le tableau»), le confort de visite (qui serait altéré par les bras levés pour prendre les photos) et le problème du flash (qui altère les oeuvres à long terme).
Le Louvre avait tenté en 2005 d'interdire complètement les photos, avant de se raviser devant l'impossibilité pratique de la mesure. Seul le flash est désormais interdit et le musée l'a joué à la cool avec une campagne de sensibilisation décalée.
Des oeuvres du domaine public
Si la décision d'Orsay choque une partie du milieu de l'art, c'est que l'interdiction des photos dans un musée est normalement liée à des questions de droit d'auteur, et non de sécurité ou de confort de visite, qui ressemblent ici à un prétexte. À Orsay, la photographie était autorisée parce que les oeuvres exposées —pour la plupart du XIXe siècle— sont tombées dans le domaine public.
Les droits d'auteur et de propriété expliquent l'interdiction de la photo dans les expositions d'art moderne ou contemporain (oeuvres sous droit d'auteur) et dans les expositions temporaires (oeuvres n'appartenant pas au musée, comme pour Monet au Grand Palais). Juridiquement, les oeuvres soumises au droit d'auteur peuvent être photographiées au nom du droit à la copie privée, c'est leur publication sur un blog ou sur Flickr qui est interdite. Les musées règlent en général la question en interdisant la prise de vues. D'autres, plus tolérants, font signer une décharge à leurs visiteurs souhaitant prendre des photos.
La manne des cartes postales?
Comme plusieurs observateurs, Bernard Hasquenoph se demande sur son blog "Louvre pour tous" si l'interdiction à Orsay ne sert pas à «augmenter la vente de cartes postales» et à ne pas laisser le partage sur Internet remplacer les lucratives boutiques des musées. Cette interprétation est démentie par la direction d'Orsay.
Au-delà du problème des photos, le combat d'Orsay Commons porte une question plus large, celle de la place de l'institution musée au XXIe siècle: «Orsay nous traite comme des visiteurs, alors que nous sommes des utilisateurs», plaide Julien Dorra. Avec les blogs, Flickr ou Twitter, chacun peut se reconstituer son musée ou son exposition et devenir un «curator» (conservateur de musée) à partir des petits bouts de tableaux ou de vie récupérés au musée. Le blog Posing at the Louvre et son slogan «Life imitate art» en est un exemple parfait.
En interdisant la réappropriation des oeuvres par le public, Orsay renonce à être un espace ouvert vers l'extérieur et limite sa présence en ligne à son site officiel. Dans un article paru en 2008 dans la Lettre de l'OCIM (Office de coopération et d'information muséographiques), la muséologue Elsa Olu soulignait l'importance du geste photographique:
«L’acte photographique est un acte muséologique et muséographique par excellence, qui commue le visiteur en acteur du musée : par lui, il devient possiblement collectionneur (qui tisse un lien affectif à l’œuvre), conservateur (il archive sur sa carte flash), propriétaire (il fait « son » musée), commissaire d’exposition (il organise ses dossiers, rapproche les œuvres de clics en clics selon son discours propre...), (auto)-médiateur (il développe un discours explicatif, adjoint des commentaires écrits captés au fil du Web ou des impressions enregistrées, assure leur transmission à des tiers via sites participatifs, blogs, forums, chats...)…»
Une relecture de Michel Foucault et de son classique Surveiller et punir faisait conclure à Elsa Olu que les photos sont vues comme un défi au pouvoir de l'institution:
«L’interdit photographique ne fait donc jamais que s’inscrire dans la continuité des interdits auxquels le visiteur est bien accoutumé, et que l’institution maintient comme dispositif opérant de soumission de l’individu à une pratique sacralisée de l’église-muséale, empreinte d’une double morale, platonicienne et chrétienne. Dans la fabrique du corps pratiquant, le musée s’avère être un dispositif depuis longtemps opérant, et autoriser l’acte photographique conduirait ni plus ni moins qu’à la fragilisation du dispositif disciplinaire qu’est l’espace muséal, avec pour conséquence le démantèlement du musée comme espace symbolique de structuration des rôles (entre l’Institution et le Peuple) la désorganisation dans l’organisation des pouvoirs et la perte (de pouvoir et de légitimité) afférente.»
Cette bataille des photos oppose en fait deux visions de la culture: d'un côté, une culture cultivée conservée par les conservateurs, de l'autre, une culture populaire et spontanée, matérialisée par les photos «à bout de bras avec des téléphones mobiles» que méprise Orsay. Tout est résumé dans la phrase qu'a lancé une responsable aux militants d'Orsay Commons: «Si c'était pour faire des belles photos, je veux bien. Mais là, vous êtes ridicules à shooter les statues avec vos portables».
«Le musée prend le risque de l'amnésie»
Le touriste qui cherche à faire sienne une oeuvre en ramenant un bout d'elle est rejeté au rang de piètre photographe par le musée. Les muséologues Serge Chaumier et Véronique Parisot appelaient en 2008 dans la Lettre de l'OCIM à se défaire du cliché du photographe asiatique qui ne saurait pas profiter de sa visite à force de tout photographier (lire en PDF):
«Prendre des clichés et considérer que l’on visitera le lieu véritablement et plus aisément une fois rentré à son domicile est sans doute un travers de bien des comportements touristiques, mais c’est peut-être aussi – qu’on le déplore ou non – , une des clés des succès internationaux de fréquentations. S’immortaliser devant ce que l’on chérit fait partie des joies du voyage ! C’est surtout une façon de signer sa venue et d’attester de son passage pour ne pas l’oublier plus tard. C’est dire l’importance qu’il revêt. Le musée qui interdit la photographie prend le risque d’être oublié, et même méconnu, de tomber dans l’amnésie.»
Vincent Glad
Photos: Bernard Hasquenoph, Flickr, tous droits réservés. Capture d'écran blog "Posing at the Louvre".