De la révolution de Jasmin en Tunisie à la démission de Moubarak, la journée du vendredi revient avec insistance rythmer l'actualité. Ainsi en Tunisie, c'est à partir du vendredi 24 décembre que la révolte se propage dans tout le pays et c'est un vendredi, le 14 janvier, que Ben Ali choisit pour quitter le pays. En Egypte, si les manifestations contre le pouvoir ont débuté le lundi 24 janvier, les activistes se sont très vite relayés via Facebook pour appeler à un grand rassemblement le vendredi 28 janvier. Et c'est encore un vendredi, ce 11 février, que l'on a appris que Moubarak quittait le pouvoir.
Cela ne date pas d’aujourd’hui. «En 1919, les manifestations des Egyptiens pour chasser les Britanniques avaient déjà débuté un vendredi, rappelle Omar Saghi, politologue et spécialiste du monde musulman. Cette journée a d'ailleurs toujours représenté une difficulté pour les pays colonisateurs.» Plus récemment, dans les années 1990, le Front islamique du salut (FIS) s'est également servi des prières du vendredi pour fragiliser le pouvoir en place en Algérie. Dans ses prêches du vendredi, Abdelkader Hachani, l'un des fondateurs du FIS, utilisait la mosquée comme un contre-pouvoir médiatique face à un Etat ayant la mainmise sur la télévision.
Encore aujourd'hui, le pouvoir israélien redouble d'attention lors des prières sur l'esplanade des Mosquées de Jérusalem.
Qu'est-ce qui explique que cette journée du vendredi pèse autant sur l'agenda politique du monde musulman?
Le jour du rassemblement de la communauté
Des raisons pratiques d'abord. Le vendredi est un jour de prière collective, chômé dans la plupart des pays du monde musulman (dont l'Egypte). Les manifestants ne perdent donc pas une journée de salaire lorsqu'ils se rendent à un rassemblement. Dans de nombreux pays du monde arabe (mais pas en Tunisie ou au Maroc par exemple), le vendredi marque le début du week-end. La prière lui donne une dimension collective, les gens en profitent pour sortir, rencontrer des amis, c'est un jour d'ouverture à l'autre.
Le vendredi est même considéré comme la journée la plus importante de la semaine pour les musulmans puisque traduit littéralement, «joumouaa» signifie le jour du rassemblement. Si toutes les prières de la semaine sont obligatoires, elles restent peu visibles puisqu'essentiellement privées. Celle du vendredi est singulière car elle oblige la communauté en tant que groupe, c'est le moment où elle démontre son unité.
Cette journée a donc une charge symbolique très importante. Si les gouvernements peuvent interdire des manifestations, ils peuvent difficilement empêcher la tenue de ce rassemblement de prière puisqu'ils rentreraient directement en opposition avec le pouvoir religieux.
Une charge historique
Pour des raisons politiques ensuite. Dans l’islam, la prière est souvent un acte politique. Dans beaucoup de pays du monde musulman, l'imam est tenu de conclure son prêche en invoquant Dieu pour rendre hommage au souverain. «C’est la reconnaissance ou l'allégeance reconduite, chaque semaine, au calife, au roi ou au président en exercice», explique Abdallah Cheikh-Moussa, docteur en lettres et agrégé d'arabe à Paris IV Sorbonne. Dans une étude topographique des révoltes à Bagdad entre le IXe et le Xe siècle, il a ainsi observé que dans «95% des cas, les mouvements de rébellion partent de la mosquée, après la prière du vendredi». Selon lui, dans l'histoire médiévale, bon nombre de révolutions ont démarré le vendredi. Si les participants à la prière ne reconnaissaient plus la légitimité de celui qui détenait le pouvoir, ils pouvaient rejeter le discours d'allégeance de l'imam au souverain. Ce dernier était alors tenu d'invoquer de potentiels successeurs.
Aujourd'hui, le pouvoir politique de l'imam n'est plus le même, mais cette tradition historique pèse encore symboliquement sur la journée du vendredi.
En Egypte ou en Tunisie comme dans les autres pays autocratiques, le jeu a toujours été serré entre politique et religieux, le politique cherchant à museler le religieux (comme l'explique par exemple cet article de Time Magazine de 1954) et le religieux cherchant à «s'arroger un pouvoir de censure sur la production culturelle et éducative de l'Etat», comme le relevait Christophe Ayad dans un article de Libération début janvier 2011. Dernièrement en Egypte, le ministère des affaires religieuses avait exigé que les sermons du vendredi 20 janvier soient dédiés à l'interdiction du suicide dans l'islam.
Alors que le Cheikh Yûsuf Al-Qaradâwî, président de l'Union internationale des savants musulmans, vient de lancer un appel à tous les prédicateurs et les imams des mosquées afin qu'ils soutiennent les jeunes manifestants, les incitant donc implicitement à retirer leur allégeance à Hosni Moubarak dans leur prière du vendredi, de nouveaux rassemblements sont annoncés le même jour en Syrie et en Jordanie.
David Doucet
L'explication
remercie Abdallah Cheikh-Moussa, Docteur en lettres, agrégé d'arabe à
l'université Paris IV Sorbonne, Omar Saghi, Docteur en sciences
politique et enseignant à Sciences Po-Paris, Eric Geoffroy, islamologue à
l'université de Strasbourg et enfin François Zabbal, Rédacteur en chef
de la revue Qantara de l'Institut du Monde arabe.
Rectificatif: contrairement à ce que nous avions écrit dans un premier temps, le vendredi n'est pas un jour chômé en Tunisie.
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(article mis à jour le 11 février avec la démission de Moubarak)