Le combattant suprême, Habib Bourguiba, artisan de la laïcité tunisienne, disait admirer et s’être inspiré du Père des Turcs, le très laïc Mustafa Kemal.
Un demi-siècle plus tard, ce sont les islamistes tunisiens qui invoquent à leur tour le modèle turc. De retour d’exil, à Tunis depuis dimanche, Rachid Ghannouchi, chef historique de l’Ennahdha (La Renaissance), supposé être un des «durs», compare le projet de son parti à celui de l’AKP, le parti islamo-conservateur du premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis huit ans.
Condamné à mort, sous Bourguiba, à la suite d’un attentat contre un grand hôtel tunisien, Ghannouchi a bénéficié de l’intervention du Parti socialiste français, selon le politologue Alain Chenal qui raconte:
«Dans les derniers mois du pouvoir de Bourguiba, le PS intervient très fortement en faveur notamment des chefs religieux condamnés et menacés de mort. Rached Ghannouchi, libéré ensuite par Ben Ali, tiendra à venir personnellement rue de Solferino remercier le PS de l'avoir sauvé de la potence, avant de s'exiler à Londres.»
Il y restera 22 ans. Ghannouchi est un cas à part parmi les islamistes, le fruit de multiples influences et ruptures, a fait ses études en Syrie, fréquenté les Frères musulmans égyptiens puis s’en est éloigné.
Un temps inspiré par l’expérience iranienne, le numéro 1 d’Ennahdha est désormais en délicatesse avec le régime d’Ahmadinejad, dont il a critiqué le prosélytisme chiite en Tunisie, ce qui a conduit Téhéran à lui refuser un visa il y a deux ans. Rachid Ghannouchi a eu l’oreille de Khadafi, alors aux prises avec une mouvance armée islamique violente. Il a été menacé par le Groupe islamique armé (GIA) algérien après avoir dénoncé ses méthodes. Le rejet assez rapide de la lutte armée et du terrorisme est d’ailleurs l’une des caractéristiques qui rapproche l’Ennahdha de l’AKP.
L'aile externe, l'aile interne
En exil, Rachid Ghannouchi, qui est passé par la France avant de s’installer à Londres, acquiert une expérience internationale. Celui dont l’interview en direct, sur Al-Jazeera en 1999, avait vidé les rues et collé les Tunisiens à leur télé, travaille depuis des années à rassembler les partis islamiques sunnites dans un large mouvement transnational.
Ce qui l’a régulièrement conduit en Turquie où ses livres sont traduits, et à suivre de près l’essor de l’AKP. Ainsi, a-t-il joué le pacificateur entre le jeune et fougueux Tayyip Erdogan et son ancien mentor, l’islamiste Necmettin Erbakan avec lequel l’actuel Premier ministre turc a rompu pour créer l’AKP.
«Pas exclu que Ghannouchi ait pensé à ce qui pourrait lui arriver un jour face à la jeune garde, suggère malicieusement un militant de l’Ennahdha. Le parti est loin d’être homogène. Il possède aussi une aile dure et une aile plus modérée qui, si elle l’emporte, pourrait laisser Ghannouchi sur la touche.»
Mais si l’AKP est le dernier avatar d’une suite de partis islamistes, tour à tour interdits et ressuscités, aucun des cadres turcs n’a dû fuir le pays, tandis que l’Ennahdha est composée d’une aile externe, en exil, coupée de la réalité tunisienne depuis de près de trente ans. Né en 1968, politisé dès l’âge de 13 ans, licencié en philosophie, Hocine Jaziri occupe le poste de porte-parole de l’Ennahdha à Paris.
Ce réfugié politique, dont l’épouse ne se voile qu’en dehors du travail, est le père de deux enfants inscrits dans l’un des meilleurs lycées de Paris. L’exemple-type de ces cadres de l’extérieur, qui n’ont plus mis les pieds en Tunisie depuis leur fuite, citent Foucault dans le texte et sont très au fait de l’islam européen.
Plus ancrés dans la réalité quotidienne tunisienne, les militants de l’aile interne d’Ennahdha ont, eux, connu les arrestations, l’emprisonnement et la torture sous le régime de Ben Ali. «On ne sait pas grand-chose de ces leaders de l’intérieur car la presse était muselée. Ils ont fait profil bas et vont se révéler peu à peu», explique le professeur de droit Habib Slim, qui se souvient de l’activisme islamiste que le campus de l’université de Tunis a connu dans les années 1970-80.
L’un de ses anciens étudiants, Abdelfatah Muru, pourrait bien être l’un de ceux qui succéderont à Rachid Ghannouchi.
«Extrêmement éloquent, Muru haranguait les étudiants lors des assemblées générales; il parlait de l’islam et son projet était clairement d’imposer la charia. Le mouvement islamiste tunisien a commencé dans l’université; c’est seulement ensuite qu’ils ont travaillé la rue. Aujourd’hui Abdlefatah Muru semble plus modéré, plutôt proche effectivement de l’AKP.»
Un autre cadre de «l’intérieur», Hamadi Jebali, expliquait samedi sur une radio tunisienne que l’Ennahdha n’avait «pas l’intention d’imposer la charia, d’ailleurs ma fille n’est pas voilée et nous sommes attachés au pluralisme et aux acquis de la société tunisienne», poursuivait-il. Quasiment un copié-collé des arguments prononcés par les leaders turcs de l’AKP.
L'exemple turc rassure
La référence à la Turquie est parfaitement choisie. Elle rassure les Tunisiens. Ces derniers suivent de près ce qui s’y passe depuis 2002, l’arrivée au pouvoir de l’AKP, et envient son développement économique, sa stabilité politique et son activisme diplomatique. Elle rassure, également, la communauté internationale, européenne et américaine en particulier.
Car le modèle turc est peut-être en train de prouver qu’islam et démocratie ne sont pas incompatibles, d’autant que le parti qui se réclame de l’islam en Turquie (AKP) est lui-même un parti démocrate. A lire et entendre le nombre de fois où la comparaison est reprise à l’envi par journalistes et analystes étrangers depuis le début de la Révolution de Jasmin, il semble qu’Ennahdha ait marqué un premier point dans son opération de communication.
L'Ennahdha n'est pas l'AKP
Mais la comparaison a ses limites. L’AKP est un parti plutôt conservateur, l’Ennahdha se veut progressiste. La base du parti turc est constituée de petits entrepreneurs anatoliens, une classe émergente, traditionnaliste sur le plan des mœurs, et qui voulait avoir sa part du gâteau économique turc. D’ailleurs, le principal soutien de l’AKP provient de «sa» centrale patronale, la Musiad. La base de l’Ennhadha est en revanche plus hétérogène, ouvrière, petite bourgeoise et étudiante. Le syndicat UGTE, reconnu à la fin des années 1980, était très proche de l’Ennahdha. En d’autres termes, pour l’Ennhadha, la fête du 1er mai a un sens , pas pour l’AKP.
Et puis, l’AKP est arrivée au pouvoir «par défaut», à un moment où les anciens partis politiques turcs étaient gangrenés par la corruption et les querelles de personnes. Elle a occupé un vide politique et s’est imposée comme un parti dominant dès qu’elle s’est séparée de son aile islamiste dure, et engagée dans le processus d’adhésion à l’Union européenne.
Si Ennahdha veut asseoir sa position, elle doit faire preuve de realpolitik et s’allier aux autres forces politiques d’opposition. Aujourd’hui, ses responsables précisent bien qu’ils ne briguent ni la Présidence ni des ministères mais qu’ils souhaitent présenter des candidats aux législatives.
«Il est possible, suggère Habib Slim, que le Premier ministre ait obtenu le soutien d’Ennahdha à son gouvernement, sans participation, en échange du retour de Ghannouchi et de l’intégration d’Ennahdha dans le jeu politique, plus tard à l’occasion des élections législatives.»
Feront-ils alors mieux qu’en 1987? Les islamistes avaient alors présenté des candidats «indépendants» et remporté 17% des voix.
«Les élections étaient truquées, nous aurions dû obtenir beaucoup plus, estime Hocine Jaziri. Aujourd’hui notre priorité est 100% politique. Nous voulons faciliter le passage à une démocratie civile, pacifique et ouverte, sans exclusion; un cadre démocratique est un rempart contre la dictature.»
Une stratégie qui trouve un écho au sein de la gauche. Au Grand Journal de Canal+ (video du 17 janvier ) la veille de son retour en Tunisie, Moncef Marzuki prenait position en faveur d’un gouvernement où les islamistes auraient leur place. Même ouverture du côté des syndicalistes, telle Najet Mizouni, universitaire et ancienne de l'UGTT, qui déclare:
«Je suis inquiète pour l'avenir dela laïcité et pour la place des femmes en Tunisie, enrevanche je ne souhaite pas l'exclusion des islamistes du jeu politique et préfère qu'ils participent au jeu démocratique . Les islamistes ont aussi souffert sous la dictature de Ben Ali, ils ont aussi payé et contribué à ce qui se passe aujourd’hui. Pourquoi leur fermer la porte tant qu’on n’a pas vu ce qu’ils pouvaient faire?»
Or c’est, paradoxalement, Ben Ali lui-même qui a nourri hier le terreau sur lequel peut croître l’Ennahdha aujourd’hui:
«Tout en brandissant l'épouvantail islamiste, il a réislamisé la société. Jamais il n'y a eu autant de femmes voilées que sous Ben Ali, s'indigne Najet Mizouni. C'est lui qui a instauré l'appel à la prière à la télévision et à la radio, et construit des mosquées à tour de bras, une banque et une télévision islamique .»
Même constat du Professeur Habib Slim:
«Sous prétexte de verrouiller les islamistes, Ben Ali a également muselé les partis de gauche et du centre. Résultat, les mosquées sont devenues les seuls exutoires. C’est là seulement que les Tunisiens pouvaient exprimer leur révolte et leur opposition au régime.»
Cette réislamisation de la société tunisienne s’accompagne de la montée d’un sunnisme fondamentaliste, un «salafisme satellitaire (via les télévisions étrangères, NDLR) dans les classes bourgeoises aisées tunisiennes», déplore Hocine Jaziri .
Un exemple pour la Turquie?
Le terreau est aussi propice, en Tunisie, parce que l’islam n’y a jamais été présenté comme l’ennemi, à la différence de ce qui s’est fait en Turquie avec Mustafa Kemal, lequel qualifiait l’islam de rétrograde. En Tunisie, Habib Bourguiba et ses héritiers laïcs reconnaissent la dimension morale et humaniste de l’islam. Exemple le 30 janvier: parmi les banderoles brandies par les quelques manifestants anti-islamistes venus également «accueillir Ghannouchi», l’une d’elle prônait «Oui à l’islam, non à la république islamiste».
Parfaitement raccords, les Turcs de l’AKP et les Tunisiens de l’Ennahdha le sont, en revanche, lorsqu'ils refusent qu'on les appelle «islamistes» car, disent-ils, ce terme est utilisé par les Occidentaux sans distinction pour qualifier des réalités très différentes: les mollahs iraniens qui imposent la charia n'ont pas grand-chose à voir avec le gouvernement turc actuel qui se veut «démocrate-musulman» (comme il y des démocrates-chrétiens) lequel n'a pas grand-chose de commun avec les membres d'une organisation terroriste comme al-Qaida.
«Depuis les attentats du 11-Septembre, le mot islamiste se confond avec terroriste. On en a marre de cette représentation sanguinaire lié à ce mot, qui met tout le monde dans le même sac», explique Hocine Jaziri. Qui reconnait que dans son parti, «nous avons toujours du mal à séparer le politique du religieux; il faut que nous trouvions un autre modèle de séparation entre l’Eglise et l’Etat, plus en phase avec l’exception tunisienne».
S’ils devaient y parvenir, les Tunisiens de l’Ennahdha auraient alors, à leur tour, quelque chose à apprendre aux Turcs de l’AKP.
Ariane Bonzon