Au même titre que celles d’Ennio Morricone, Georges Delerue ou Lalo Schifrin, ses symphonies de poche auront enluminé le cinéma des sixties et des seventies: le musicien britannique John Barry est mort, dimanche 30 janvier, à l’âge de 77 ans, après cinquante ans d’une carrière bien remplie qui lui a notamment valu cinq Oscars.
Récompensé par Hollywood pour Vivre libre (meilleure bande-originale et chanson, 1966), Un Lion en hiver (1968), Out of Africa (1985) et Danse avec les loups (1990), il restera, avant tout, pour le plus grand nombre, le maître d’œuvre de douze B.O. de James Bond. Mais laissera aussi le souvenir de compositions luxueuses et triomphantes en surface et mélancoliques en profondeur, tel un Burt Bacharach qui serait né anglais et resté davantage instrumental.
Des souris sur un écran
Né dans le Yorkshire d’un père propriétaire de plusieurs salles de cinéma («Je me souviens d’une souris, une grande souris blanche et noire. C’est le genre d’atmosphère qui s’imprime dans votre esprit: “Mon père a un endroit qui montre des souris noires et blanches sur un écran”», expliquera-t-il au Guardian), Barry est un passionné de classique converti au jazz. Après avoir fait ses premiers pas comme arrangeur pour d’autres groupes, il forme en 1957 The John Barry Seven, avec qui il connaît plusieurs succès mineurs dans les charts, comme Hit and Miss en 1960.
«On m’a demandé de m’impliquer dans James Bond parce que j’avais mon propre groupe pop à l’époque, qui avait eu plusieurs tubes instrumentaux en Angleterre», racontait Barry au New York Times en 1990. «Avant Dr. No, j’avais déjà fait trois ou quatre bandes originales de film. J’ai toujours surnommé celles que j’ai fait pour James Bond “des musiques de Mickey Mouse à plusieurs millions de dollars”». Sur Dr. No, les producteurs ont fait appel au musicien Monty Norman pour composer la B.O., mais ses talents d’arrangeurs ne donnent pas satisfaction, et ils ont donc recours à John Barry. Au final, Norman sera crédité comme compositeur du célèbre James Bond Theme et Barry comme arrangeur, et le premier fera condamner par la suite les journaux qui attribueront la chanson au seul Barry. Lequel affirmait lui que les prétentions de Norman relevaient d’un «non-sens total»...
«La pire putain de chanson»
Officiellement aux manettes dès le film suivant (Bons baisers de Russie, 1963), il le restera, malgré des éclipses, jusqu’à Tuer n’est pas jouer (1987), le premier des deux films où Bond est incarné par Timothy Dalton. Avec pour points d’orgue, de son propre avis, les musiques de Goldfinger (1964) et Au service secret de sa majesté (1969). La première reste célèbre pour la chanson-titre de Shirley Bassey, qui fera dire au coproducteur Harry Saltzman: «C’est la pire putain de chanson que j’ai jamais entendue. Le film sort dans trois semaines, et si j’avais le temps je la foutrais à poubelle». Du moins, avant que le disque ne reste trois semaines numéro un des charts aux Etats-Unis, alors dominés par les groupes de la «British Invasion» (Beatles, Stones). La seconde, elle, reste fameuse notamment pour le We Have All the Time in the World composé pour Louis Armstrong par Barry et Hal David, le parolier de Burt Bacharach.
Devenu une icône du Swingin’ London et une incarnation de la classe britannique (on imagine avec curiosité sa brève colocation avec un jeune acteur à l’époque peu connu, un certain Michael Caine), Barry va composer dans les années qui suivront des dizaines d’autres bandes originales, de Ipcress, danger immédiat et Le Knack... et comment l’avoir à Enigma, son dernier film il y a dix ans, en passant, dans les années quatre-vingt, par plusieurs productions Coppola (Cotton Club, Peggy Sue s’est mariée et Hammett, tourné par Wim Wenders).
Une filmographie dans laquelle on retiendra notamment trois magnifiques thèmes mélancoliques: The Persuaders (Amicalement vôtre), la célèbre série avec Roger Moore et Tony Curtis —l'Anglais et l'Américain, un bon résumé de la carrière de Barry–, Midnight Cowboy de John Schlesinger (pour lequel Barry choisit également d’utiliser l'inusable Everybody’s Talkin’ de Fred Neil, chanté par Harry Nilsson) et The Quiller Memorandum.
Kubrick et le Petit Prince
Dans une passionnante interview aux Inrockuptibles, en 2001, le compositeur expliquait ainsi sa façon de travailler:
«Je n'ai jamais douté de ma capacité à composer une BO. Dès que je voyais les premières images d'un film, la musique me submergeait. Je n'ai jamais demandé à un réalisateur ce qu'il attendait de moi, je fonçais à mon piano. Après tout, j'ai vu plus de films et entendu plus de musiques que tous les réalisateurs, je sais donc ce que je fais. [...] J'ai donc pris l'habitude de ne pas écouter les professionnels, de ne faire confiance qu'à mon âme. J'aime les bagarres, je déteste céder le moindre pouce de terrain. Je suis certain que je peux apporter un plus aux films. La caméra est à l'extérieur, elle est l'œil qui regarde, mais la musique, elle, est à l'intérieur, dans les personnages. Elle dépeint leurs émotions.»
En lisant ces quelques lignes, on se prend à rêver de ce qu’aurait pu donner sa rencontre avec un autre grand méticuleux, Stanley Kubrick: en 1999, Barry racontait au Guardian être entré en contact avec le cinéaste après avoir vu 2001, l'odyssée de l’espace, pour lui proposer d’adapter en comédie musicale Le Petit prince de Saint-Exupéry, dont il venait d’acquérir les droits (et qu’il finira par adapter au théâtre, en 1981). Le réalisateur aurait décliné «à regret» cette proposition, en affirmant: «C’est en effet un livre charmant. Je peux comprendre pourquoi vous me le demandez».
Dix ans avant son adaptation du Petit prince, Barry avait connu un autre échec en matière de comédie musicale avec Lolita, My Love, son adaptation du Lolita de Nabokov, reniée par l’écrivain. Une oeuvre qui dessine une étonnante coïncidence avec un album sorti cette année-là, Histoire de Melody Nelson de Gainsbourg, chronique du destin d’une «mineure détournée de l’attraction des astres». Quand le chanteur français, lui aussi fasciné par l’héroïne de Nabokov, sort son disque-culte, il est depuis deux ans avec Jane Birkin, qui a auparavant été la deuxième épouse de Barry: le Britannique l'a fait chanter pour la première fois dans sa comédie musicale Passion Flower Hotel, elle le décrivant comme un classique «aussi proche de Mahler qu’on puisse le rêver».
Goldfinger en boîte de nuit
En studio, aux côtés de Gainsbourg et de l’arrangeur Jean-Claude Vannier, on trouve notamment le guitariste Vic Flick, qui créa le riff du James Bond Theme, et le batteur Douglas Wright, autre ancien du John Barry Seven. Influencé par la beauté des arrangements du musicien britannique, Gainsbourg, qui éleva sa fille Kate, entretint un rapport personnel ambigu avec lui, dont Jane Birkin se faisait l’écho dans une biographie britannique, A Fistful of Gitanes:
«Je me souviens qu’il avait emmené John en boîte de nuit et qu’il avait demandé au DJ de passer un de ses disques en disant: “Vous devez bien avoir Goldfinger ou quelque chose de ce genre". Mais John ne voulait pas voir quelqu’un jouer sa musique dans une boîte de nuit française.»
Au-delà de Gainsbourg, Barry était devenu au fil du temps une influence majeure, non seulement des compositeurs de musique de film (qu’il jugeait avec sévérité) mais de nombreux musiciens. Parmi eux, les popstars à la recherche de la formule magique (Robbie Williams le samplait sur Millennium), les songwriters classieux (des disques comme II et Curtains des Tindersticks, This is Hardcore de Pulp ou Dummy de Portishead sont très «barryens») ou encore les laborantins explosifs qui lui ont fait subir les meilleurs outrages: Fatboy Slim le samplait sur Rockafeller Skank et Beck lui rendait hommage sur le bien nommé Diamond Bollocks, «couilles de diamants». La meilleure preuve que ses diamants ne sont pas seulements éternels: on peut aussi les tailler et les retailler, les sertir sur des bagues fantaisies ou de l’or 24 carats, les passer au shaker, secoués ou agités, on obtiendra d’autres joyaux, siglés Barry. John Barry.
Jean-Marie Pottier