France

Université: dans les pavés, le plagiat

Temps de lecture : 6 min

Malaise dans le milieu universitaire français où deux cas majeurs de plagiat d'Edgar Morin et Umberto Eco déclenchent les passions.

Books / shutterhacks via Flickr CC License by
Books / shutterhacks via Flickr CC License by

Le plagiat, ce n'est pas que PPDA. L'université française est en plein trouble avec la concomitance de deux affaires majeures de plagiats. Depuis quelques années, les cas de plagiats de thèse se multiplient et pourrissent l'ambiance sur les campus, mais c'est la première fois que deux personnalités aussi haut placées dans la hiérarchie universitaire se font accuser de plagiat.

Le sociologue Ali Aït Abdelmalek, vice-président de la 19e section du Conseil national des universités (CNU), chargé à ce titre de la gestion de carrière des sociologues français, est accusé d'avoir plagié Edgar Morin... dans un livre sur Edgar Morin sorti en 2010. La linguiste Louise Peltzer, présidente de l'université de Polynésie française, est elle suspectée d'avoir recopié Umberto Eco dans un livre publié en 2000.

Le cas Ali Aït Abdelmalek

Le 2 décembre, Pierre Dubois, sociologue à la retraite, publie sur son blog les preuves de 87 copié-collés d'Edgar Morin dans une dizaine de pages de l'ouvrage Edgar Morin, sociologue de la complexité d'Ali Aïd Abdelmalek. Ironie de l'histoire: le livre d'Abdelmalek est préfacé par Edgar Morin. En voici un exemple, pris sur les scans de Pierre Dubois.

La version d'Abdelmalek:

La version de Morin:

Ali Aïd Abdelmalek justifie l'absence de guillemets par une demande expresse d'Edgar Morin. Le plagié serait complice du plagiat:

«J'avais mis des guillemets partout.. car c'est difficile de redire en plus mal ce qui a été très bien écrit et défini, dans une présentation d'une théorie..., et l'intéressé lui-même -Edgar Morin à qui je transmets votre mail- m'a demandé de les enlever, "si j'étais d'accord avec le contenu" de la présentation de la méthode complexe.»

Le 19 décembre, Edgar Morin réagit enfin à l'affaire qui commence à occuper sérieusement les blogs de sociologues. Le célèbre sociologue se fait apôtre de la culture libre, inventant une nouvelle forme de licence Creative Commons autorisant les reprises non sourcées à condition que ce soit pour dire du bien de l'auteur d'origine:

«J’ai envoyé un message à Ali Abdelmalek où je lui disais qu’il ne peut y avoir plagiat pour un auteur dont on fait l’éloge dans un livre, quand certaines citations sont dépourvues de guillemets. Le plagiat lèse le plagié, que le plagieur ignore et fait ignorer. Ali Abdelmalek fait un livre utile à mon oeuvre sociologique, qui vous le savez, est particulièrement ignorée chez les sociologues.»

Peut-on toujours parler de plagiat? «Pour décider s’il y a plagiat, il faut se mettre du côté du lecteur: est-il, ou non, trompé sur l’identité de l’auteur des phrases qu’on lui donne à lire? [...] Il n’y a pas le moindre doute: il y a plagiat», estime Jean-Noël Darde, maître de conférences à Paris 8, qui tient un très méticuleux blog sur le plagiat universitaire.

La réponse d'Edgar Morin n'a de toute façon pas calmé la polémique. La place éminente d'Aïd Abdelmalek au sein de la 19e section du CNU, amenée à juger les travaux de ses collègues, fait craindre une nouvelle jurisprudence: le plagiat est autorisé tant que le plagié ne s'en plaint pas, ce qui va à l'encontre de la tradition scrupuleuse de la citation qui fait foi dans la recherche. Dans les commentaires du blog de Pierre Dubois devenus un champ de bataille, loin des manières feutrées de l'université, le sociologue Alain Quemin résume le malaise au sein de la profession:

«Que pense Edgar Morin de ce qui suit? Imaginons qu’un de mes proches ait un dossier scientifique un peu faiblard. Je décide, dans ma grande bonté, de l’autoriser, voire de l’encourager à écrire un ouvrage qui chantera mes louanges en reprenant mes propres écrits de façon servile et même en reproduisant mes propos, sur des pages et des pages entières, sans les guillemets qui s’imposent. Ce “disciple” aussi fidèle que peu scrupuleux considèrera probablement avoir écrit un texte qui m’est dû en grande partie et, tant qu’il n’est pas découvert, pourra s’en prétendre le seul auteur. Il sera donc évalué scientifiquement -et éventuellement recruté et promu!- pour un travail qui n’est pas le sien.»

L'affaire s'envenime encore le 21 décembre quand Pierre Dubois révèle sur son blog deux autres cas de plagiats attribués à Ali Aïd Abdelmalek, dans un article universitaire publié en 2008 et dans une présentation de colloque en 2009. Les associations de sociologues finissent par réagir et demandent dans un communiqué le 24 janvier la démission d'Abdelmalek de ses fonctions au sein du CNU:

«Que dirait le CNU d’un dossier de candidat à la qualification ou à la promotion constitué d’écrits ainsi empruntés?»

Abdelmalek n'a pas démissionné et ne semble pas se soucier outre mesure de cette histoire. Contacté par Slate, il a annulé notre entretien à la dernière minute, prétextant une réunion. Il tient quand même à préciser qu'il «apprécie vraiment [notre] démarche d'avoir voulu recueillir [son] avis» et qu'il ne «manquera pas de [nous] recontacter à ce sujet». On attend toujours.

Le cas Louise Peltzer

Tout part cette fois d'une lettre ouverte datée du 17 janvier et signée par 52 universitaires (dont quelques pointures comme le linguiste Claude Hagège) pointant des coïncidences troublantes entre l'ouvrage Des langues et des hommes de Louise Peltzer, publié en 2000, et La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne d'Umberto Eco, publié en français en 1994. La linguiste, ancienne ministre de la Culture et de l'Enseignement supérieur du gouvernement polynésien de Gaston Flosse, est très critiquée au sein de sa fac, notamment pour son supposé autoritarisme.

Voici un exemple de copié-collé dénoncé par la lettre des chercheurs:

Ce plagiat est en fait une vieille histoire, qui a donné lieu à diverses manoeuvres des opposants à Louise Peltzer depuis plusieurs mois. Des chercheurs et des enseignants de l’université de Polynésie avaient alerté le ministère de l'Enseignement supérieur dans deux courriers envoyés en juin et en juillet 2010, tous deux restés sans réponse, d'après Libération. En septembre, le conflit s'était envenimé avec un mail anonyme envoyé aux rédactions polynésiennes pour dénoncer ce plagiat. Louise Peltzer avait alors annoncé dans une interview aux Nouvelles de Tahiti qu'elle comptait porter plainte pour usurpation d'identité, le mail de dénonciation étant envoyé avec une adresse à son nom.

La lettre des chercheurs aura cette fois-ci permis d'intéresser les médias et d'obliger Louise Peltzer à répondre. Interrogée par Libération, la linguiste renvoie la faute sur son éditeur:

«J’ai cité tous les auteurs que j’ai utilisés. Jamais je ne serais allée voler. Peut-être que parfois il a manqué des guillemets, mais l’éditeur voulait absolument mon texte et il n’a peut-être pas fait son travail.»

Le ministère de l'Enseignement supérieur refuse pour l'instant de prendre des sanctions contre Louise Peltzer. Interrogés par Le Monde, les services de Valérie Pécresse estiment que le plagiat d'un livre doit être jugé par la justice civile et non par une une commission de discipline. Cette réaction indigne Jean-Noël Darde:

«Cette réaction éclaire parfaitement le refus du ministère d'affronter avec sérieux le problème du plagiat universitaire. Cette réaction est non seulement absurde, mais d'une pure hypocrisie: cela fait dépendre d'une décision d'Umberto Eco ou du Seuil —les seuls à pouvoir porter l'affaire devant la justice civile— que la présidente d'une université puisse, ou non, continuer à plagier.»

Les plagiats, malaise à l'université

On a longtemps considéré la question du plagiat universitaire sous l'angle unique des copié-collés de Wikipédia par les étudiants, mais ces pratiques houellebecquiennes semblent bien gentillettes à côté de cette série noire de plagiats par des chercheurs, qui sape l'autorité morale de l'université. Un autre cas embarrassant avait fait parler de lui en mars 2010, quand un enseignant-chercheur en histoire de l'art avait été condamné pour contrefaçon de sa thèse. Malgré la condamnation, le chercheur avait été nommé directeur de l'école supérieure d'art de Cambrai, avant de démissionner. Sans parler de nombreux autres cas qui n'ont pas suscité l'attention des médias.

Jean-Noël Darde note «une augmentation certaine» des cas de plagiats universitaires ces dernières années. Les facilités octroyées par Internet (à la fois pour plagier et pour découvrir les plagiats) ne sont pas la seule explication. Depuis que l'évaluation s'est imposée à l'université, les chercheurs sont incités à publier toujours plus pour pouvoir avancer dans leur carrière, ce qui peut pousser au crime le chercheur débordé.

Si le ministère de l'Enseignement supérieur semble complètement dépassé par le phénomène, un groupe informel de chercheurs s'est formé pour dénoncer ces plagiats grâce à leurs sites ou blogs: Hélène Maurel-Indart (université de Tours), Jean-Noël Darde (Paris 8), Michelle Bergadaà (Genève), Gilles Guglielmi (Paris 2)... Un séminaire de recherche sur le sujet est même organisé depuis la rentrée à Paris 2.

Malgré ces initiatives, ces chercheurs peinent à faire entendre leurs voix, nombre de leurs collègues observant un silence gêné ou les accusant de contribuer à un «grand bûcher universitaire». C'est maintenant au ministère d'éteindre le feu en prenant des mesures contre le plagiat pour éviter que ces lourdes questions d'éthique ne se règlent que devant les tribunaux.

Vincent Glad

Newsletters

Jean-Paul Belmondo, professionnel de Roland-Garros

Jean-Paul Belmondo, professionnel de Roland-Garros

L'acteur avait deux amours: le cinéma et le sport. Fan de boxe, cofondateur du PSG, le comédien mort le 6 septembre 2021 à l'âge de 88 ans ne manquait presque jamais une édition de Roland-Garros. Dans les dernières années de sa vie, c'est l'un des...

Lu Shaye, l'ambassadeur qui prouve que la diplomatie chinoise passe à l'offensive

Lu Shaye, l'ambassadeur qui prouve que la diplomatie chinoise passe à l'offensive

Les remous provoqués par ce «loup guerrier», qui a insulté un chercheur français sur Twitter, s'inscrivent dans un cadre plus large.

VGE, président du cool trente ans avant Obama

VGE, président du cool trente ans avant Obama

Valéry Giscard d'Estaing est mort ce mercredi 2 décembre à l'âge de 94 ans. Tout au long de sa vie politique, l'ancien président de la République n'aura cessé de tenter de se construire une image d'homme moderne, en rupture avec les chefs d'État...

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio