J’ai connu les joies de jouer pour me qualifier, gagner des XP grâce à des champignons magiques, de booster la vitesse d’un oiseau furieux. Pourtant, les jeux vidéo me laissent souvent dans un double état d’usure mentale et de nervosité. Peut-être ai-je simplement passé l’âge de ces méandres électroniques? Quand mon fils me surprend en train de jouer à un jeu sur mon iPhone, ça me rappelle le coach de basket très old-school Pete Carril, qui n’aimait pas que ses joueurs mangent des bonbons. Voici ce qu’on pouvait lire sur un portrait qui lui était consacré sur Sports Illustrated:
«Il grimaçait quand il voyait un gars de son équipe avec un bonbon à la bouche. Ce sont les enfants qui mangent des bonbons. Il voulait que ses basketteurs soient des hommes, qu’ils boivent de la bière.»
+10 Référence à Pole Position
-5 Allusion inutile à la famille
La théoricienne des jeux vidéo, Jane McGonigal, dans son nouvel ouvrage intitulé Reality Is Broken,
me conseille de manger des bonbons sans en rougir. Mon rédac chef m’a
demandé d’en dire un peu plus sur cette auteure, mais je n’ai pas réussi
à mettre le doigt sur qui elle est vraiment. C’est, semble-t-il, une de
ces personnes qui ont la chance d’être l’orateur principal d’une
prestigieuse conférence et dont les réflexions sur l’avenir leur
permettent de gagner leur vie – à Stanford.
Disons, donc, que c’est une conférencière. Bref, toujours est-il que,
selon Jane McGonigal, mon désir de jouer à des jeux vidéo est totalement
légitime, car ils offrent des environnements structurés, des objectifs
clairs et des résultats immédiats pour savoir si on a réussi ou si on a
échoué. A côté, le monde réel semble terne au possible. Ce n’est pas
tous les jours que vous vous sentez un héros dans votre job ou dans
votre vie quotidienne. «On meurt de faim, et les jeux [vidéo] nous donnent à manger», écrit McGonigal.
+5 Citation qui va bien
-10 Néologismes pourris
Cette affirmation révèle le grand paradoxe des jeux vidéo: les mollassons pas motivés feront preuve d’une énergie et d’une concentration extraordinaires quand ils jouent. Et cette vertu des jeux vidéo existe depuis leurs débuts. McGonigal évoque le premier mémoire consacré aux jeux vidéo, Pilgrim in the Microworld, publié en 1983 par un professeur de fac de 43 ans du nom de David Sudnow. Il était obsédé par Breakout:
«C’était radicalement différent, rien que j’aie jamais connu avant, le jour et la nuit (…) Il suffisait que je joue trente secondes pour que mon être soit transporté dans une autre dimension et que mes synapses hurlent.»
-5 Emploi du mot «paradoxe»
+10 Allitération acceptable
Le projet de McGonigal consiste à expliquer pourquoi les jeux vidéo parviennent à attirer notre attention tel un rayon tracteur et à suggérer comment nous pourrions exploiter cette énergie pour en retirer des bénéfices dans le monde réel. En ce sens, son livre constitue un nouvel étai pour soutenir le jeu vidéo. Ceux qui ne jouent pas qualifient trop vite les jeux d’«addictifs» –c’est une drogue, en gros–, tandis que les gamers ont tendance à survendre les jeux en les considérant comme une nouvelle forme d’art. McGonigal nous demande de réfléchir objectivement aux «véritables besoins de l’homme» que les jeux vidéo sont capables de satisfaire. Pour ce faire, elle a recours à la psychologie positive. A ses yeux, les jeux vidéo sont des espèces de mini-créateurs de joie.
-20 Emploi d’«addictif» dans un article sur les jeux vidéo
-5 Métaphore douteuse
Elle relie joliment le besoin et sa satisfaction. On veut «être satisfait de notre environnement»: les jeux vidéo nous donnent des tas de décors merveilleux dans lesquels évoluer. On a «soif d’expérience ou tout au moins l’espoir de réussir»: ils nous proposent des défis raisonnables et des chances illimitées de victoire. On veut du «lien social»: les jeux multijoueurs tels que World of Warcraft ont abouti à la création de solides réseaux de joueurs qui mènent
ensemble des missions. Et –moins convaincant toutefois–, on «recherche du sens (…) ou quelque chose qui ait une signification au-delà de notre vie individuelle». L’exemple que donne l’auteure: les joueurs de Halo sont parvenus à abattre collectivement 10 milliards de cibles.
-30 Exemple de World of Warcraft
-5 Exemple de Halo
C’est
ce nombre (10 milliards de cibles éliminées) qui constitue le pilier de
l’argumentaire de McGonigal. Elle cite des messages postés dans le jeu
Halo qui montrent à quel point cette mission à imprégné les joueurs d’un
profond sentiment de solidarité. Elle souligne la façon dont les
joueurs de Halo ont uni leurs efforts, avec une précaution et
coordination, pour parvenir à leur objectif commun. Il est indéniable
qu'Halo a organisé et canalisé une immense quantité d’énergie humaine,
mais dans quel but? Ce qu’en dit notre conférencière:
«Participer à un effort collectif et accueillir des sentiments de crainte mêlée d’admiration peut nous aider à libérer notre potentiel à mener une vie pleine de sens et à laisser une empreinte significative dans ce monde.»
Abattre un max d’ennemis virtuels avec l’aide de nos potes soldats nous
donne plus de chance d’assurer quand on décrochera de l’écran.
+20 Pas de «wiki»
Hmm…
On peut facilement penser à des «efforts collectifs» qui n’ont pas
tellement bénéficié à toutes les parties prenantes. La fraternité qui
caractérise les jeux en réseau ne saurait être si facilement assimilée à
une véritable solidarité humaine «dans la vie». En effet, on peut
envisager ces 10 milliards de cibles abattues sous un autre angle, comme
le suggère l’épilogue de l’ouvrage. McGonigal y expose la position
anti-monde virtuel pour ensuite la contester. Elle le fait à travers un
extrait de Exodus to the Virtual World du philosophe Edward Castronova:
«Quiconque voit venir un ouragan doit avertir les autres (…) On ne peut pas retirer des millions d’heures d’activité d’une société sans créer un événement de niveau atmosphérique.»
En voilà une idée lancinante! Quels petits actes de créativité humaine et de lien social sacrifions-nous sur l’autel des plaisirs pixellisés? Il convient de noter que le livre de McGonigal est né d’une «diatribe officielle» (autorisée donc) à laquelle elle s’est livrée lors d’une conférence sur les jeux vidéo. D’une certaine manière, elle aborde la culpabilité collective de l’industrie du jeu vidéo. Dans quelle mesure ces créations élaborées sont-elles bénéfiques, au-delà de proposer du loisir et de générer des profits?
-15 Trop de questions rhétoriques
McGonigal
parle de l’autocritique des concepteurs de jeu. Ils ont de plus en plus
l’impression que faire des jeux addictifs, ça ne suffit plus. Ceux qui
inventent les jeux vidéo doivent maintenant s’efforcer de nous convertir
en «gamers éternels», de bâtir chez les joueurs une «attention durable»
pour qu’ils ne se lassent pas de jouer. Plus que de belles paroles, le
secteur du jeu vidéo s’investit déjà pour arracher ses ingénieuses
créations au royaume de l’obsession. David Sudnow a fait les frais du
jeu Breakout, lequel a fait basculer sa vie de tous les jours. Et on
peut encore le reprocher aux jeux actuels les plus sophistiqués.
Aujourd’hui, le challenge commercial consiste donc à faire en sorte que
les gens intègrent le jeu vidéo dans leur vie de telle sorte qu’ils
continuent à avoir une vie!
-5 Deux points à tous bouts de champs
+10 Déchiffrage de l’expression qui fait un buzz
McGonigal
pousse cette idée beaucoup plus loin. Non seulement les jeux nous
apprennent à structurer notre vie pour être heureux, mais on peut en
plus tirer parti des principes du jeu vidéo pour améliorer notre vie. En
2009, l’auteure a subi une lésion cérébrale qui ne guérissait que
laborieusement. Elle a alors inventé un jeu baptisé SuperBetter, dans
lequel elle était Jane la pourfendeuse de commotion cérébrale et où tous
ses amis ainsi que son mari devaient se prêter à divers rôles. Ce jeu
lui a permis d’organiser son système de soutien social et a clairement
accéléré son rétablissement. Ce qu’on ne sait pas vraiment, c’est si le
jeu a poussé les proches de McGonigal à faire plus ou tout simplement ce
qu’ils auraient fait pour elle de toute façon (même sans le jeu).
-10 Arguties prévisibles
McGonigal nous livre d’autres exemples de jeux à effets positifs ou de jeux qui «mobilisent la planète». Mais le cas le plus éloquent n’est pas un jeu à proprement parler, c’est Wikipedia. Comme l’ont eux-mêmes fait remarquer les Wikipediens, cette encyclopédie collaborative offre un système bien huilée. Vous
voyez instantanément vos modifications, vous pouvez améliorer certaines
sous-rubriques ou entrées particulières. Et le «jeu» qui fait vivre
cette encyclopédie compte une communauté de participants engagés qui
discutent des mérites des diverses modifications apportées, surveillent
les pollueurs et portent le site vers des nouveaux domaines du savoir.
Malgré son côté parfois brouillon et évidemment imparfait, Wikipedia
contribue à notre bien commun. Surtout si vous vous intéressez à Star Trek.
-15 Emploi intempestif de la deuxième personne
-20 Blague sur Star Trek
McGonigal
dit des choses extrêmement pertinentes sur ce qui fait un bon jeu,
qu’il soit en ligne ou non. Mais à mon sens, elle néglige l’évasion que
les jeux procurent. Le plaisir qu’on prend à jouer au tennis (pour de
vrai) vient du fait qu’on n’essaie pas de sauver le monde, mais
seulement de frapper la balle aussi fort que possible. Idem dans le cas
de Halo et compagnie. Les jeux vidéo sont un moyen d’échapper à la
réalité. Si votre boulot devient un jeu de plus en plus amusant, jusqu’à
quand peut-on encore parler de «jeu»? Pensez à tous ces gens qui font
de leur passe-temps favori un métier. Vous verrez comme leur
enthousiasme s’évanouit avec le temps. C’est marrant de jouer au golf en
tant que loisir; être golfeur professionnel, ça l’est moins.
-10 Lapalissades
Mais
il est également possible que nous n’ayons pas encore essayé les bons
jeux. Je ne suis pas le seul à faire remarquer que le jeu vidéo est dans
la même situation culturelle que l’était la bande dessinée il y a 60
ans: c’est encore un phénomène de la culture populaire qui touche les
ados et ceux qui sont influençables. Et puis, plus tard, les BD sont
devenues des romans graphiques, un genre littéraire aujourd’hui très
respecté et un moyen innovant et particulièrement efficace de raconter
des histoires et de changer les esprits. Le jeu vidéo pourrait bien
suivre le même parcours pour atteindre respectabilité et hauteur
artistique. Le bouquin de McGonigal qui est, il faut le dire, bourré
d’idées, subira les attaques des créateurs de jeux vidéo qui cherchent à
concevoir des jeux perçus comme étant «d’adultes» et destinés à
procurer un temps de jeu de qualité pour se faire du bien, y compris
intellectuellement. (Un concept brillant qui devrait faire fureur: les
jeux de stimulation, tels que la «gym du cerveau», ou les sites comme Lumosity.)
-5 Fausse modestie
-15 Servilité à l’égard des romans graphiques
Rien
qu’aux Etats-Unis, on compte actuellement 183 millions de gamers
actifs. Et plus l’industrie du jeu vidéo se développera, plus elle
tentera de trouver de nouvelles niches. Les univers à gros budget et
massivement multijoueurs, comme le récent LEGO Universe , devraient se multiplier, ainsi que les jeux du type Epic Win («Level-up your life»), qui transforment votre «to-do list» en défi. (Même chose pour le système Nike+ ,
qui fait de la course à pied un sympathique challenge.) La plupart des
internautes seront de plus en plus ouverts et réactifs au terrain de jeu
que constitue Internet. Que ça vous plaise ou non, le jeu vidéo est
plus présent que jamais. Et lorsque la «couche de jeu» se superposera
aux autres couches de notre existence, nous ferions bien de nous
rappeler les critères clés que donnent McGonigal pour savoir s’ils sont
bons pour nous: ils doivent nous rendre heureux, pas coupables; nous
plonger au cœur de la vie, pas nous en éloigner.
+10 Rien sur ce Chinois décédé en jouant
-500 Méta-combine distrayante
Game Over. Play again?
Michael Agger
Traduit par Micha Cziffra