«A cette époque, il était possible de dire qu’on ne savait pas», commence Louis Chauvel dans son introduction de l’édition mise à jour du Destin des Générations, en référence à la première publication de son ouvrage (1998). Sur plus de 450 pages, il revient sur son livre phare où il analyse la structure sociale à la lumière des clivages générationnels et dresse sensiblement les mêmes constats: dix ans après, rien n’a changé. La fracture générationnelle s’accroît. Aucune politique n’a été mise en place. Alors que, justement, pour le sociologue professeur à Sciences Po, «notre crise sociale est en particulier une crise de la représentation de nos réalités sociales. Il faut accepter cet effort de lucidité».
De
toute évidence, Louis Chauvel se range du côté des pessimistes, estimant que
nos politiques de droite et de gauche n’arrivent pas à sortir du «mur du déni»
et que «l’écran de la solidarité familiale» masque la réalité des
problèmes. Il note ainsi que le chômage des jeunes reste toujours autour de 20%
depuis des années, soit trois fois plus qu’au début des années 1970. Il se
désole que «le pauvre d’aujourd’hui soit jeune et plein d’avenir», en
contraste avec l’après-guerre, où le pauvre était un vieillard en fin de vie.
Entre les générations, l’écart s’accroît donc. En 1975, les salariés de 50 ans gagnaient en moyenne 15% de plus que les salariés de 30 ans. Aujourd’hui, l’écart est passé à 40%. Pour le sociologue, c’est une des conséquences pour les jeunes de ce qu’il appelle «leur double peine»: «Les jeunes ont accepté des salaires d’embauche situés plus bas (bien plus bas) en l’échange d’une promesse de progression meilleure à l’ancienneté, promesse qui ne sera pas forcément honorée.» Dans un article sur la Génération D., Slate.fr mettait en avant ces jeunes résignés face au système actuel, qui «ne demandent pas ou peu d'augmentation de salaire. Qui ne seraient pas loin de s'étonner d'avoir droit à des congés payés. Des congés payés?... Genre, tu travailles pas et t'es quand même payé? Incongru aux yeux d'une génération de free-lance et de stagiaires ou, version luxe, de CDD».
Stagner, ça ne donne pas confiance en soi
Ce phénomène n’est pas nouveau. Chez les générations nées trop tard pour participer activement à Mai-68, on observe une stagnation du niveau de vie. Elle ont subi une augmentation du chômage et une hausse du coût du logement. Cela a provoqué chez elles une remise en cause de leurs propres capacités à inventer et une perte de confiance en soi, une augmentation des suicides, une mortalité supérieure, etc. Ce pessimisme, constant maintenant, a une nouvelle fois été mis en avant par une enquête «planétaire» récente, qui distingue les Français par rapport aux autres pays. A la suite de cette étude sociologique, la sociologue Monique Dagnaud note sur Slate.fr que «ce pessimisme des jeunes sur l’avenir de la France est inquiétant –car il peut tourner en prophétie auto-réalisatrice».
Selon Chauvel depuis près de trente ans maintenant, la confiance des nouvelles cohortes entrant sur le marché du travail est sapée, notamment en raison du déclassement scolaire massif qu’ont connu les jeunes bacheliers. Le paradoxe aujourd’hui est souvent celui-ci: je fais des meilleures études que mes parents, mais j’ai un travail moins rémunéré. Comme le note l’historien Antoine Prost, «le diplôme est une condition de plus en plus nécessaire et de moins en moins suffisante de la réussite sociale».
Louis Chauvel observe donc que «l’essentiel de l’expansion des Trente Glorieuses fut réalisé avec une population à très faible niveau de formation, alors que le ralentissement économique suit de peu l’émergence d’une génération nettement mieux formée. Il n’existe donc pas de lien mécanique immédiat entre croissance économique et formation scolaire».
L'effet Saint-Matthieu
Malheureusement, ces difficultés à s’insérer dans le monde du travail ont une conséquence sur le reste de la carrière professionnelle. La société française fonctionnant ainsi, Louis Chauvel note que «pour ceux qui n’ont pas fait leur place à 30 ans, les conditions tendent à se figer ensuite». Les statuts sociaux tôt acquis ou les échecs précoces se cristallisent: «Peu de cohortes ont échappé à leur destin déjà esquissé à 30 ans», explique-t-il. C’est ce qu’il appelle ironiquement l’effet Saint-Matthieu, «Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a.» (Matthieu 25:29)
Cette fracture qui s’accroît a de multiples conséquences. En politique, cela se traduit par un énorme «déséquilibre de la représentation politique». En 1981, il y avait autant de députés de moins de 40 ans que de députés de plus de 60 ans. Aujourd’hui, «ce rapport est passé à un junior pour neuf seniors en 2007». En 1946, les moins de 40 ans représentaient près de 35% des députés, ils ne sont que 3,6% aujourd’hui (il y avait le contexte particulier de l’après-guerre, certes). Une incapacité à s’insérer en politique qui pousse les jeunes d’aujourd’hui à se réfugier dans des pratiques de contestations politiques, festives et potaches, notamment sur les réseaux sociaux.
Dans le domaine culturel, Louis Chauvel considère que les jeunes d’hier étaient réellement pionniers: en musique, pour les voyages, le cinéma, etc… Aujourd’hui, les «différences sociales entre les modes de vie et les loisirs des générations apparaissent comme singulièrement réduites». Il prend l’exemple des voyages. Historiquement activité typique des jeunes, nous sommes entrés dans une phase où «les voyages forment la séniorité». Il y a du coup, semble-t-il, «impossibilité de faire advenir le modèle suivant».
Les sans-voix
Louis Chauvel, au-delà de l’analyse, se veut militant. Pour lui, «il est nécessaire de faire exister une politique des générations». Problème, le personnel syndical recrute peu les jeunes actifs, les partis politiques n’y ont pas vraiment intérêt et, surtout, «la jeunesse ne fait guère poids, politiquement, moins en raison de son moindre nombre que parce qu’elle n’a pas fait émerger ses problématiques nouvelles avec suffisamment d’acuité faute de pouvoir accéder suffisamment aux instances de production du savoir».
Malheureusement, le cercle est vicieux. Je ne m’intègre pas donc je n’ai pas de pouvoir pour faire entendre ma voix; je ne me fais pas entendre, donc je ne m’intègre pas.
Si l’on suit son scénario pessimiste –absence de résolutions prises et croissance molle– il faut s’attendre à une accélération du déclassement social, touchant les jeunes pour qui le soutien possible de la famille est moins important. Selon le sociologue, «la multiplication des risques de descendre et la raréfaction des chances de monter caractériseraient ainsi les perspectives de vie des enfants de professions intermédiaires».
La conclusion de l’ouvrage de Louis Chauvel est sous forme d’avertissement:
«Notre responsabilité, disait l’historien Hans Jonas, est d’œuvrer pour leur ouvrir un avenir au moins aussi bénéfique que le présent dont nous disposons, et surtout de nous abstenir d’accroître notre bonheur présent, s’il doit induire le malheur des générations à venir. Est-ce bien ce que nous faisons?»
Quentin Girard