«Longtemps, je me suis couché de bonne heure...» Pour beaucoup, la lecture de Proust ne dépassera jamais les quelques premières pages d’A la Recherche du temps perdu, voire cette seule première phrase. Une série de sept romans écrits fiévreusement par un écrivain malade, bientôt confiné dans une chambre noyée de fumigènes pour soigner son asthme...
Un texte qui bouleverse la littérature, impose un style unique, fait de phrases alambiquées (que d'aucuns jugent interminables), un tableau de personnages qui n'a d'équivalent que chez Balzac, un texte qui est aussi une réflexion philosophique, un traité sur l'art, une introspection psychanalytique... Par les souffrances qu'il narre et auxquelles il donne une portée universelle, Proust parvient en parlant de lui-même (prononcez: le Narrateur) à s’adresser au plus intime de chaque lecteur, à lui donner un écho de ses propres pensées et souffrances... Lire Proust, c'est se retrouver, s'entendre, s'apitoyer mais aussi se comprendre.
Pour quelques-uns, qui se rendront salle Gaveau le 22 janvier 2010, Proust sera désormais aussi une expérience physique et sonore. S'il existe déjà des livres-audio, c'est la première fois qu'une lecture publique s'attaquera à un roman complet de Proust. Et quel roman! Albertine disparue (1927), moment charnière, avant-dernier acte, celui où le Narrateur perd Albertine, voit son amour disparaître et le Temps faire son œuvre.
Albertine disparue, toile d’araignée de la souffrance
C'est Jean-Laurent Cochet qui s'attaque à ce marathon littéraire d'une vingtaine d'heures. Pourquoi Albertine disparue? «Parce que c'est le plus difficile à aborder! Le lecteur qui est allé jusqu'à ce moment-là de l’œuvre est pris dans la toile d'araignée de la souffrance du narrateur... C'est là qu'il prend la dimension du Temps, avec la reconstitution qu'il effectue de son amour pour Albertine, sa jalousie, l'inconnu de l'être... Il voit son sentiment, son désir s'estomper et sait qu'il ne les éprouvera plus jamais».
Lire Proust en live, est-ce un exploit sportif? «Je n'aime pas ces termes de marathon, défi, gageure... Cela dure longtemps, c'est vrai, mais j'estime que ce texte est fait pour être entendu, être perçu... Et c'est ce qui va se produire, dans la salle Gaveau, cet endroit proustien par excellence, avec la plus belle acoustique qui soit... » Il s’adressera à un public qui devrait être varié. Il y a les proustiens fanatiques, qui assisteront à une intégrale, les curieux, qui prendront une ou plusieurs tranches d'Albertine, des vieux, des jeunes, ceux qui ont lu Proust ou pas. «Il faut envisager dix spectacles en un seul».
Proust inouï
Il s'y prépare depuis l'été, a relu plusieurs fois le texte. «Il fallait découper le texte pour établir les différentes séquences. Comme pour le théâtre, il faut compter environ une minute par page. Or, à une phrase ou deux près, ça correspondait à une chute, à un changement dans l'action...» La prose proustienne se prête étonnamment à la lecture à haute à voix, ce que confirme Mireille Naturel, secrétaire générale de la Société des Amis de Marcel Proust: «contrairement à ce qu'on pourrait penser, c'est un texte qui s'oralise très bien, Ses détracteurs craignent ses phrases très longues, son style fait peur, mais il y a un rythme, c'est très beau à entendre aussi».
Proust/Cohet partagera la scène avec Noctis, un quatuor à cordes. «Tout le programme est basé sur les goûts de Proust ou la musique de son époque, indiquent les musiciens. Certains morceaux ont été choisis pour leur titre, symbolique, comme La Jeune fille et la Mort (Schubert) ou Pavane pour une infante défunte (Ravel). » Eux aussi feront face à une épreuve physique peu commune : trouver en quelques instants la concentration et l’intensité nécessaires pour introduire l’extrait qui va suivre. Un concert mais éclaté en fragments multiples. Et tenir, jusqu’à l’aube.
Les lectures publiques (non intégrales...), l'association en
organise régulièrement. A la maison
de Tante Léonie, Robin Renucci fut «très applaudi» mais d'autres
lecteurs, anonymes, s'y révèlent souvent «exceptionnels. Ce ne sont pas forcément des
érudits qui lisent. Les plus passionnés n'ont jamais étudié Proust».
Le travail est en tout cas inédit: «on n'a jamais assisté à ce genre de
prouesse avec un seul homme», affirme Mireille Naturel.
On vise toujours l'intégralité avec Proust
Si la lecture d'un roman de Proust constitue une «première mondiale», d'autres occasions permettent aux spectateurs de tester leur résistance pour apprécier une œuvre. Le Soulier de satin de Paul Claudel (environ 11 heures) ou le Mahbharata (9 heures dans la mise en scène de Peter Brook) font de longue date partie des marathons théâtraux. Au cinéma, le premier Heimat, le film-fleuve d’Edgar Reitz (15 heures) a été projeté en salles en quasi continu et, à l'opéra, des week-ends dédiés au Ring wagnérien ne sont pas rares (15 heures là aussi).
Il reste que La Recherche en soi entraîne des expériences limites, indique Mireille Naturel. «On vise toujours l'intégralité avec Proust!» Ainsi, le CNRS opère-t-il la transcription complète des 75 cahiers de brouillon, des manuscrits difficiles à déchiffrer, raturés... Par-delà ce travail de chercheurs, d'autres initiatives, plus proches du public, sont notables. La réalisatrice Véronique Aubouy a ainsi entrepris de filmer une lecture intégrale de La Recherche, confiée à de multiples personnes.
Avec «Proust lu», elle filme, depuis 1993 ( !) les lecteurs dans un cadre qu’ils choisissent eux-mêmes. «J’ai commencé il y a 17 ans et j’en ai encore pour une vingtaine d’années, explique-t-elle. C’est l’œuvre d’une vie! Je fais environ 50 lectures par an, à raison de deux pages à chaque fois, ce qui représente environ 5 minutes». «Proust lu» est aujourd’hui un film de plus de 90 heures (actuellement, c’est Sodome et Gomorrhe qui est en cours de lecture…), avec plus de 1.000 lecteurs…
Certains lecteurs sont morts, d’autres, des enfants surtout, ont été filmés 2 ou 3 fois. La dimension temporelle du projet passe aussi par là. «J’ai filmé Mireille Naturel, Jean-Yves Tadié, ou encore Kevin Cline au Crillon, mais il y a surtout des anonymes… Parmi les lecteurs, un tiers connaît Proust. Cependant, son texte parle tellement à chacun de nous que, très souvent, on me dit: “les deux pages que j’ai lues, j’ai vraiment l’impression qu’elles étaient écrites pour moi!”». Véronique Aubouy se déplace parfois pour filmer ses lecteurs, notamment lorsqu’elle est invitée à présenter son travail – qu’elle autofinance («Je rêve de trouver un mécène!»). Et la cinéaste s’abandonne à son lecteur, qui choisit le lieu, le cadrage… Autant qu’un film, «Proust lu» est une performance ce qui lui a valu d’être présenté dans le cadre de la Force de l’art en 2009.
Sur ce même principe, l’Académie royale d'Espagne a récemment lancé une lecture participative de Don Quichotte (Don Quijote) sur Youtube. Depuis le 30 septembre 2010, il est possible de se filmer en train de lire un des 2.418 fragments proposés…
Marcel sur la webcam
Sollicitée par le Théâtre Paris-Villette, Véronique Aubouy poursuit son travail en le transférant sur le web, en 2008. «L’idée, l’utopie, c’était de lire La Recherche en 10 minutes. Pour cela, il fallait un outil, un site où chacun pourrait contribuer, lire en même temps. Et, pour cela, j’ai conçu un site qui fait mon travail, d’une certaine manière. » Elle invente alors Le Baiser de la matrice, un site où n’importe qui, par webcam interposée, lit deux pages qui sont attribuées de manière aléatoire. Le résultat est surprenant: son hésitant, images floues, gros plans ou vues d'ensemble... C'est Proust mais à mi-chemin entre Chatroulette et les Deschiens... A mille lieues de la recherche universitaire mais au plus près de l’humain, ce qui rappelle combien Proust est lu, est populaire.
«La première page n’a été lue qu’au bout de plusieurs mois mais, manque de bol, le lecteur avait oublié de mettre le son… Ce n’est pas grave, on connaît le texte et on peut le lire sur les lèvres…» Il y a des lecteurs de tous pays et, s’ils lisent Proust en français, «parfois ils lâchent une phrase dans leur langue originelle, c’est très émouvant». Lancé en 2008, Le Baiser de la matrice est aujourd’hui complet à 70%... Toi aussi, lecteur de Slate, tu peux cliquer ici et devenir proustien pendant au moins 5 minutes.
Jean-Marc Proust
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Albertine disparue
Extrait:
«Ce que ces femmes avaient d’Albertine me faisait mieux ressentir ce que d’elle il leur manquait, et qui était tout, et qui ne serait plus jamais puisque Albertine était morte. Et ainsi mon amour pour Albertine, qui m’avait attiré vers ces femmes, me les rendait indifférentes, et peut-être mon regret d’Albertine et la persistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes, n’auraient sans doute jamais changé beaucoup, si leur existence, isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions et réactions d’une psychologie applicable à des états immobiles, et n’avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l’espace. Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du temps et d’une des formes qu’il revêt, l’oubli ; l’oubli dont je commençais à sentir la force et qui est un si puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle.»
Salle Gaveau, 45, rue La Boétie, 75008 Paris
Durée du spectacle : 15h. Prix : de 15 (1 séquence) à 79 euros (intégrale des 10 séquences).
Les éditions de Thélème ont édité un coffret Marcel Proust, lu par André Dussollier, Guillaume Gallienne, Michaël Lonsdale, Denis Podalydès, Robin Renucci, Lambert Wilson (111 CD, 365,00 €).
On peut aussi entendre gratuitement Proust en ligne sur Litteratureaudio.com