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Le Liban, un dé à 13 faces

Temps de lecture : 10 min

Le gouvernement de Saad Hariri est tombé le 12 janvier à la suite de la démission des ministres de l’opposition menée par le Hezbollah. Mais pourquoi le Liban est-il en crise perpétuelle?

Un soldat libanais en août 2010. REUTERS/Ali Hashisho
Un soldat libanais en août 2010. REUTERS/Ali Hashisho

L’ultimatum du Hezbollah lancé le 11 janvier au Premier ministre libanais Saad Hariri expirait le lendemain à midi: réunion extraordinaire du cabinet ministériel mercredi matin avant midi, ou démission de ses 11 ministres dans la journée. Au Liban, le Parti de Dieu a la réputation de toujours tenir mettre ses menaces en pratique. Mercredi, toutes les agences de presse ont envoyé leurs dépêches annonçant la fin du gouvernement d’union nationale accouché dans la douleur en septembre 2009 après six mois de paralysie institutionnelle. Depuis l’assassinat de Rafic Hariri le 14 février 2005, le Liban joue au yoyo: entre attentats, reportages sur les folles soirées beyrouthines et paralysie politique, le pays du cèdre n’a pas trouvé le juste milieu.

1. Comment se compose l’échiquier politique libanais aujourd’hui?

Deux principaux camps se détachent de la photo de famille. D’un côté, l’actuelle majorité dite du 14 Mars, composée du bloc sunnite de Saad Hariri et de partis chrétiens comme les Forces Libanaises et les Kataeb. De l’autre, l’actuelle opposition dite du 8 Mars, menée principalement par le Hezbollah chiite et le Courant patriotique libre du général chrétien Michel Aoun.

Le relatif équilibre a changé en 2009 avec le revirement du leader druze Walid Joumblatt, ex-pilier du 14 Mars qui a fait amende honorable auprès du régime syrien –«grand frère» ayant occupé le Liban pendant trente ans– et repris son indépendance. Le retrait annoncé de ce groupe parlementaire des rangs du 14 Mars aurait pu faire pencher la balance en faveur du 8 Mars. Mais dimanche dernier, le chef druze s'est prononcé en faveur de Saad Hariri, ne voulant pas ignorer la volonté de sa communauté. Qualifié par ses détracteurs de «girouette» ou de «faiseur de rois», Joumblatt peut changer l'équation parlementaire du jour au lendemain. Dans un sens comme dans l'autre.

2. Quels sont les alliés externes des deux camps?

Le 14 Mars peut compter sur l’Arabie saoudite, principal bailleur de fonds du clan Hariri, et sur les Etats-Unis, comme l’ont rappelé les récentes déclarations de Barack Obama et d’Hillary Clinton. Le 8 Mars, lui, s’appuie sur l’Iran et la Syrie, le premier étant le parrain naturel du Hezbollah (financièrement et idéologiquement), le second tentant de reprendre sa place sur l’échiquier libanais après avoir été jeté dehors en avril 2005.

3. Quel jeu joue la Syrie aujourd’hui?

Celui du pompier-pyromane, diront les plus cyniques des observateurs. Après avoir été mis au ban des nations au printemps 2005 car accusé à l’époque –mais sans preuves irréfutables– d’être derrière l’assassinat de Hariri, le régime de Bachar el-Assad a opté pour la politique du dos rond. Bien lui en a pris puisque tout le monde le caresse aujourd’hui dans le sens du poil: Iraniens, Français, Turcs, Américains ont remis Assad au centre de l’équation régionale, les Occidentaux espérant que la Syrie jouerait le jeu dans les pourparlers de paix avec Israël. S’il n’a pas été innocenté du crime, le régime de Damas fait comme si, et propose depuis un an ses bons offices pour trouver une solution à la crise libanaise. Au Liban, ses opposants s’arrachent les cheveux en voyant les Syriens revenir par la porte de derrière; ses partisans, eux, se félicitent du rôle stabilisateur que le régime d’Assad pourrait selon eux jouer.

4. Et Israël?

Israël attend, observe et menace, en cas de prise de pouvoir totale ou même non-officielle par le Hezbollah, de représailles qui feraient ressembler la guerre de juillet 2006 à une promenade de santé. A la suite de la démission des ministres hezbollahi, l’état-major israélien a multiplié les mises en garde à l’adresse du parti de Hassan Nasrallah.

5. Et la diplomatie française dans tout ça?

Elle tente de ménager la chèvre et le chou. A l’automne dernier, Nicolas Sarkozy a reçu les ténors des deux camps, assurant écouter tout le monde. Après la diplomatie Chirac toute acquise à la cause de la famille Hariri, la France s’est repositionnée au-dessus de la mêlée. Sans grand succès pour l’instant, sauf celui de signer des contrats juteux pour ses entreprises. Dans les coulisses, à Beyrouth, les diplomates français ne cachent pas leur préoccupation vis-à-vis de la situation, considérant même que l’identité des meurtriers de Hariri senior est un secret de Polichinelle.

6. Que s’est-il passé depuis l’accord de Doha qui a mis fin à une crise politique de 18 mois entre 2006 et 2008?

En mai 2008, le Qatar enfile la casquette du sauveur de la nation, en réunissant tous les leaders libanais à Doha. Il s’agissait de mettre un terme à dix-huit mois d’une crise politique résultant –l’histoire se répète– de la démission des ministres du Hezbollah du gouvernement de l’époque. La crise s’était soldée par une semaine d’affrontements entre sunnites et chiites (faisant une centaine de mort), auxquels l’accord de Doha avait mis fin en mai 2008, en accouchant d’un gouvernement bancal dans lequel toutes les factions étaient représentées, mais dans lequel l’opposition avait un «tiers de blocage» qui lui permettait en réalité d’exercer un veto sur les décisions gouvernementales ne lui convenant pas. Comme cela a été le cas la semaine dernière.

Depuis, rien. Le gouvernement –rebaptisé de désunion nationale– est paralysé, les grands chantiers attendus dans l’économie sont toujours en friche. Les législatives de 2009 n’ont rien changé: vainqueur surprise du scrutin, le 14 Mars rempile, mais est obligé de céder aux exigences de l’opposition. Comme à Doha, l’opposition obtient le tiers de blocage au Conseil des ministres, entérinant la politique du sur-place pour le Liban.

7. Pourquoi le Hezbollah et ses alliés locaux ont-ils quitté le gouvernement le 12 janvier?

Tout allait «bien» jusqu’aux fuites insistantes autour du Tribunal spécial pour le Liban (TSL), chargé de faire la lumière sur l’assassinat de Rafic Hariri. Après la Syrie, le Hezbollah est pointé du doigt. Pour le parti de Hassan Nasrallah, une ligne rouge est franchie. Le 16 juillet dernier, Hassan Nasrallah coupe illico l’herbe sous le pied de ses détracteurs en annonçant à la télévision que son parti serait mentionné dans l’acte d’accusation alors qu’il n’a rien à se reprocher. Depuis, lui et ses alliés se sont lancés dans une campagne de sape, pour discréditer le TSL, le rôle des juges libanais, la méthode des différents procureurs... Objectif: finir de convaincre ses partisans que le TSL est un instrument à la solde d’Israël et instiller le doute dans l’esprit des autres. Pari en partie réussi sur ce dernier point.

Lors de cette campagne, l’opposition a largement insisté sur un point essentiel de l’enquête: l’affaire des «faux témoins» qui, lors de l’instruction controversée de l’Allemand Detlev Mehlis, avait orienté l’enquête vers Damas. L’opposition exige que ce dossier soit discuté lors du Conseil des ministres et amené devant la justice libanaise; la majorité refuse. L’enjeu réel pour le Hezbollah est d’obtenir que le Liban adopte une position unifiée rejetant le TSL, interrompe sa contribution financière et retire ses juges. Il attend surtout que Saad Hariri en personne désavoue l’institution internationale. Que le fils de la victime lui-même se démarque du TSL n’aurait pas de prix en termes de crédibilité et d’image, deux points essentiels de la politique actuelle d’un Hezbollah qui n’a plus mené d’action de résistance contre Israël depuis 2006 et a besoin de soigner son blason. Ce bras de fer interminable s’est soldé par l’ultimatum de mardi.

8. Le Liban peut-il se désengager du TSL?

Même si Saad Hariri fait la dernière concession qu’il se refuse à faire, cela ne changerait rien. Le Liban –qui est censé prendre en charge 49% du budget du TSL– pourrait revenir sur sa participation financière; il pourrait également retirer ses juges de l’instance onusienne. Mais même dans ce cas-là, le TSL continuera de fonctionner. L’enjeu est bel et bien l’image du Hezbollah, auquel pourrait faire beaucoup de tort une mise en accusation pour le meurtre d’une haute personnalité sunnite dans une région majoritairement sunnite et déjà en proie à de fortes tensions interconfessionnelles.

9. Qui pour remplacer Saad Hariri?

Lui-même probablement. Le poste de Premier ministre revient traditionnellement au leader du bloc parlementaire sunnite arrivé en tête aux législatives. En juin 2009, Saad Hariri a repris le flambeau laissé par le mal-aimé Fouad Siniora (ex-grand argentier de Hariri père). La récente démission du gouvernement n’induisant pas de nouvelles élections, le Parlement restera le même. Le président Sleimane pourrait donc confier à Hariri la lourde tâche de se succéder à lui-même, ce qui signifierait pour lui de reformer un cabinet d’union nationale avec le camp adverse, dont les demandes n’auront pas changé, voire auront grimpé d’un cran. Mission probablement impossible. Sleimane a d’ailleurs reporté le round de consultations parlementaires qui devait commencer lundi, dans l’attente d’une relance de la médiation syro-saoudienne à laquelle travaillent le Qatar, de nouveau, mais aussi la Turquie, acteur avec lequel il va falloir désormais compter au Moyen-Orient.

L’opposition ou le président pourrait proposer un autre nom –toujours issu de la communauté sunnite. Circulent ceux de Mohamad Safadi, actuel ministre de l’Economie, de Nagib Mikati, richissime homme d’affaires, déjà appelé à la rescousse durant les premiers mois ayant suivi l’assassinat de Rafic Hariri, voire de Leila el-Solh, ex-ministre de l’Industrie et fille de Riad el-Solh (premier Premier ministre libanais, de 1943 à 1945). Ce gouvernement –sans Hariri – ressemblerait certainement à un cabinet de technocrates chargé de faire tourner la machine en attendant mieux.

Une autre option, sans doute la plus probable, est que le Liban se retrouve une nouvelle fois sans gouvernement, ou avec un simple gouvernement transitoire aux compétences limitées, jusqu’aux législatives de 2013.

10. Qui a tué Rafic Hariri?

C’est évidemment la question que tout le monde se pose depuis bientôt six ans. Le régime syrien, pointé du doigt les deux premières années, s’est refait une virginité depuis. Beyrouth, qui traîne la réputation d’être un nid d’espions, attend la réponse avec une grande fébrilité. Le 14 Mars –officiellement– n’accuse personne mais n’en pense pas moins (beaucoup restent convaincu de l’implication d’un cercle proche du pouvoir à Damas). Le 8 Mars, lui, accuse Israël. En août dernier, Hassan Nasrallah avait dévoilé «ses preuves». Evidemment, les partisans de chaque camp sont convaincus que leur vérité est la bonne.

11. Quid de l’acte d’accusation du TSL?

C’était le serpent de mer de l’actualité libanaise. En juillet dernier, cette publication était annoncée «pour sûr avant la fin de l’année 2010». Au-delà de la langue de bois, la publication de l’acte a été reportée à plusieurs reprises pour permettre aux acteurs régionaux de trouver une issue à la crise libanaise. Syriens et Saoudiens étaient chargés de relever le défi. Les Libanais ont passé des mois cramponnés à leur télévision en attendant l’heureux événement, et se sont réveillés avec la gueule de bois lorsque l’acte a finalement été remis au juge Fransen, qui décidera ou non d’organiser un procès en fonction de la pertinence du document. Car si le document a été remis, il faut encore que Fransen l’étudie et l’approuve avant de le rendre public, ce qui pourrait prendre entre six et dix semaines.

12. Que se passera-t-il si le Hezbollah –ou certains de ses membres– est incriminé?

Nasrallah a également prévenu tout le monde: son parti coupera la main de celui qui voudra arrêter le moindre de ses membres. La diplomatie américaine voit là un signe de faiblesse et de peur. Les partenaires et adversaire politiques libanais, eux, prennent très au sérieux ces menaces.

Si l’acte d’accusation pointe directement le Hezbollah en tant qu’exécutant de l’assassinat de Hariri, cela provoquera probablement un séisme énorme au Liban. La rue sunnite –si elle n’est pas tenue– pourrait s’en prendre à ses concitoyens chiites. Les derniers affrontements –limités– durant la semaine du 7 au 14 mai 2008 avaient fait une centaine de morts. Un nouveau conflit n’est donc pas à écarter, et c’est de cet argument que se sert l’opposition pour justifier son opposition au tribunal, outil de discorde. Mieux vaut un déni de justice –surtout si cette justice est politisée– que la guerre civile.

A présent, à Beyrouth, tout le monde a en tête deux dates. Le 10 février prochain, une grève générale est prévue. Les trois précédentes (janvier 2007, janvier 2008 et mai 2008) s’étaient toutes soldées par des barricades de pneus brûlés, l’aéroport international bloqué, avec l’armée régulière en train de compter les points sous peine d’imploser entre partisans de chaque camp. La seconde date, celle du 14 février, verra les partisans de la majorité défiler en centre-ville –comme chaque année– pour la commémoration du 6e anniversaire de l’assassinat de Rafic Hariri. La coïncidence des deux dates n’annonce rien de positif.

13. Quelle issue possible, à long terme, pour le Liban?

Les réalistes diront «aucune», dans ce pays qui n’a jamais réussi à définir son identité nationale. Les va-t-en-guerre diront qu’il faudrait, une bonne fois pour toutes, un vainqueur et un vaincu, le système actuel du consensus se traduisant surtout en un immobilisme délétère. Les idéalistes diront que le Liban doit continuer d’être un «message» de coexistence adressé au monde entier. Les cyniques diront qu’il faut demander conseil à nos amis belges qui subissent le même sort –complexité religieuse en moins. Les séparatistes diront que «ce n’est plus possible de vivre avec eux» et qu’il vaudrait peut-être mieux se diriger vers une fédération, voire créer deux Etats séparés. Les amoureux du Liban, eux, diront que «le tabboulé et le hommos, c’est tout de même délicieux» même si, à part ça, plus rien ne réunit les Libanais... Si ce n’est le fait qu’ils sont toujours d’accord pour ne jamais être d’accord.

Nathalie Bontems

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