Je dois beaucoup de choses à Yannick Noah, à commencer par ces quelques lignes que je n’aurais pas écrites sans lui puisque c’est à cause de lui que je suis devenu journaliste sportif.
Vieille histoire personnelle, commencée en 1978 alors que j’avais 10 ans et lui 18.
Il était alors un simple espoir du tennis qui affichait déjà ses dents du bonheur à la télévision et vous obligeait à vous rapprocher du poste en raison de la douceur d’une voix qui n’a jamais affolé les vumètres. Un après-midi, je l’ai vu et je l’ai adopté tandis qu’il disputait la Coupe de Galéa à Vichy diffusée à l’époque en direct par Antenne 2 dans le cadre d’une émission baptisée «Sports été» que les quadras d’aujourd’hui n’ont certainement pas oubliée. Enfin ceux qui s’ennuyaient suffisamment pendant leurs vacances pour rester collés devant leur l’écran en écoutant les commentaires et les fous rires de l’inoubliable Daniel Cazal.
Idole d'enfance
Magie d’un coup de foudre de l’enfance: voilà, c’était lui mon idole, celui que j’avais décidé de m’approprier et d’aimer jusqu’à la déraison. Pourquoi lui? Aucune idée dans la mesure où je n’avais jamais tenu une raquette de ma vie comme le reste de ma famille. Bon, il y avait, bien sûr, ce prénom que nous partagions. Mais comment moi, le petit garçon né et ayant toujours vécu dans le Centre Bretagne, pouvais-je me reconnaître ou me projeter dans ce grand black venu de Yaoundé où l’ancien champion américain Arthur Ashe l’avait repéré lors d’une tournée au début des années 70?
Toujours est-il que Yannick Noah et moi n’allions plus faire qu’un pendant des années. Je crois pouvoir le dire le plus sérieusement du monde: pendant qu’il était joueur, j’ai été son plus grand fan. Oui, le plus grand. J’en suis sûr et je mets au défi qui prétendrait s’arroger cette distinction à ma place. Au Noah quizz tennis, je suis imbattable. IM-BAT-TABLE.
Rapidement, j’ai installé Yannick dans ma chambre où il a fini par prendre de plus en plus de place au gré des posters accrochés sur le mur avec des punaises multicolores qui amochaient la tapisserie. Tennis Magazine, où il tenait une chronique, était devenue ma bible revisitée chaque soir et à laquelle je m’étais abonné en guettant son arrivée chaque mois avec une telle impatience qu’il m’arrivait souvent de ne pas supporter l’attente du facteur et de me précipiter chez le marchand de journaux pour trouver l’exemplaire tellement espéré. Et tant pis pour les numéros en pagaille en doubles exemplaires! Le Coq Sportif, la marque qui l’équipait de la tête aux pieds, a vidé mes tirelires à cause des publicités des magasins Roussev qui peuplaient les magazines spécialisés.
Matchs à la radio et sur minitel
Et il y a eu, bien sûr, ces dizaines de matches regardés pour une partie d’entre eux à la télévision ou imaginés comme il était possible de les imaginer à l’époque quand il n’y avait que la radio pour vous donner, tôt le matin, des résultats issus d’un tournoi aux Etats-Unis. Combien de réveils fébriles à l’aube, week-end compris, pour entendre: «Tournoi de Philadelphie, déception pour Yannick Noah battu…» Combien de veillées nocturnes pour regarder, tard la nuit, des matches du Masters quand il se déroulait au Madison Square Garden de New York. Combien de notes salées de téléphone interceptées et planquées dès l’arrivée du courrier pour avoir suivi trop longtemps des matches sur minitel. Combien de matches rejoués contre le mur du garage évidemment gagnés par Noah qui battait toujours le mur. Combien de bagarres avec mon frère, qui ne supportait pas Noah, et avec qui la guerre était devenue sanglante, vraiment, un soir où le pas drôle Patrice Drevet, qui animait une émission pour les jeunes, avait annoncé en se gaussant après une déroute de l’icône: «la pâtée pour le père Noah, battu 6-1, 6-0 par Stefan Edberg en finale du tournoi de Memphis».
Une fois, je dois le confesser, alors que j’étais sérieux comme un pape à l’école, j’ai même séché un après-midi au collège en plein Roland-Garros. Mais impossible de rentrer chez moi car il y avait ma mère. J’ai regardé Noah-Pecci debout devant une vitrine d’un magasin d’électroménager qui présentait quelques téléviseurs, allumés, en devanture. Le nœud au ventre comme à chaque fois qu’il jouait.
J’ai eu des déceptions avec mon idole qui n’était pas toujours très concernée par sa carrière -oh, les filles- et qui, c’est vrai, était souvent blessé –ah, les genoux- le fond du fond ayant été probablement atteint en 1986 après un succès au tournoi de Forest-Hills à New York. Noah jouait alors comme un avion et Roland-Garros approchait. Mais au moment de remettre le cap sur l’Europe, une valise lui était tombée sur le pied et il n’avait rien trouvé de mieux que de se soigner avec un laser qui lui avait complètement brûlé la peau, si bien qu’il dut abandonner à Roland-Garros. Ce fut l’un des drames de ma jeune vie.
La lettre
J’ai osé lui écrire une seule fois. Il était alors en pleine déprime quelques mois après sa victoire à Roland-Garros en 1983. Sa nouvelle célébrité l’étouffait. Lors d’une conférence de presse à sensation, il avait dit qu’en se promenant sur un pont de Paris, une affreuse pensée lui avait même traversé l’esprit. Affolé, j’avais écrit mes lignes d’encouragement avec l’application d’un écolier. Comme je n’avais pas son adresse, j’avais simplement écrit sur l’enveloppe «Yannick Noah, Nainville-les-Roches» parce que je savais qu’il y avait une maison de campagne. Je crois que ce fut ma seule lettre d’amour adressée à qui que ce soit.
Le 5 juin 1983, jour de son triomphe à Roland-Garros, ne fut évidemment pas un moment comme les autres. J’avais regardé la finale seul devant la télé, tout le reste de la famille ayant été gentiment prié d’aller passer son dimanche ailleurs pour ne pas troubler ma concentration et mes angoisses. C’était l’accomplissement du rêve de Noah, mais dans mon esprit, ce n’était qu’un début. Ce triomphe devait marquer son inexorable ascension vers la place de n°1 mondial.
En fait, ce fut la fin de sa carrière, ou presque, mais ça, je l’ai compris bien après. Son désir ne fut plus jamais le même. Je l’imaginais vainqueur de Wimbledon, le tournoi à côté duquel tous les autres sont de la gnognote. Il n’y a jamais franchi le 3e tour. Je ne l’ai même vu jouer que deux fois sur le central de Wimbledon, contre l’Indien Vijay Amritraj et l’Australien Brad Drewett (mais qui peut s’en souvenir à part moi?), le seul court diffusé à l’époque sur Antenne 2. Je vénérais Wimbledon, mais Noah s’en foutait complètement. Après Roland Garros, il se mettait en vacances.
Leconte, «gros bidon»
Je suis devenu journaliste parce que je voulais travailler un jour à Tennis Magazine. Non, en fait parce que je voulais voir et approcher Noah enfin «en vrai». Ce fut fait en 1988. Mon plan avait marché. Mon école de journalisme m’avait dégoté un stage de fin d’études de deux mois dans le saint des saints, avec Roland Garros en point d’orgue, et j’ai donc aperçu Noah pour la première fois sur la terre battue de SON central. Mais cette année-là, c’est l’ennemi juré, Henri Leconte, «gros bidon» comme je l’avais surnommé, qui allait casser la baraque en atteignant la finale. Fichu premier Roland Garros gâché par ce fanfaron qui voulait s’ériger en rival national de l’idole. J’ai détesté Leconte. Si vous portiez Noah au pinacle, vous ne pouviez pas faire autrement. Heureusement, lors de cette finale 1988, Mats Wilander le remit sévèrement à sa place: la deuxième.
Je suis resté 19 ans à Tennis Magazine. Mais il y avait bien longtemps que Noah avait quitté la scène du tennis pour une autre quand je suis passé à mon tour à autre chose. Pendant 10 ans, il a toutefois accompagné mes débuts professionnels, entre sa fin de carrière et ses activités de capitaine de coupe Davis et de Fed Cup. Face à lui, j’ai toujours eu la timidité d’un premier communiant, le rouge aux joues, la bouche sèche et les jambes flageolantes. Je me rappelle avoir étranglé la toute première question, inaudible, que j’ai osé lui poser au tournoi de Key Biscayne en 1989.
Noah, c’était des histoires souvent à dormir debout, mais toujours vraies. Comme celle-ci:
«A Miami, je joue contre Volkov. Il est plus de minuit et dans la poignée de spectateurs, je vois Dizzy Gillepsie que j’avais rencontré plusieurs fois à New York. Je gagne, il vient vers moi et me dit: «J’étais en train de dîner chez des amis. Je t’ai vu à la télé. Et comme on mangeait un délicieux poulet, je t’en ai amené un peu.» Et Dizzy me donne un petit sac! Le poulet, je l’ai mangé à l’hôtel. Un régal!»
En réalité, Noah n’a cessé de me coller à la peau et de me poursuivre. En juillet 2007, alors que je quittais Tennis Magazine (et l’enfance, il était temps!), il est venu «fêter» ça chez moi. Enfin, ce n’est pas tout à fait exact, il est venu à Carhaix au Festival des Vieilles Charrues, le plus gros festival de musique de France, qui se tient chaque été à 500m de la maison familiale, celle où se trouve le mur du garage qui perdait toujours contre Noah, et à 200m du club où j’ai usé mes Le Coq Sportif. Première fois que je le voyais sur scène, en la circonstance au milieu de 50.000 personnes.
Quelques semaines plus tard, autre signe du destin, j’ai réalisé avec lui ma toute première interview de pigiste, pour Le Monde. Lui et moi, en tête-à-tête dans les vapeurs d’encens de sa loge du Zénith de Nantes où étaient disposées de multiples bougies. Cooooooooool. Evidemment, je ne lui ai jamais dit ce qu’il avait représenté pour moi et comment il avait influé sur le cours de mon existence.
Voilà quelques jours, tandis que je sortais du Jardin des Tuileries, hasard complet, j’ai soudain entendu sa voix sortie de nulle part. Je me suis approché pour le découvrir, micro à la main, au pied de la grande roue, place de la Concorde, répétant pour les besoins d’une émission de télévision sur un plateau improvisé. Il faisait un froid de loup. Comme un idiot de 43 ans, je suis resté là une bonne heure avec tous les badauds qui s’agglutinaient à bonne distance en raison des mesures de sécurité. Ce que je regardais? Une bonne partie de ma vie…
Yannick Cochennec