Il a occupé les unes des journaux et les couvertures des magazines en 2010. Parce qu'une vieille dame très riche lui avait donné de l'argent, beaucoup. Mais qu'a-t-il fait, lui, en 2010? Il a fait son métier, son métier d'artiste. Il a publié. Pas un livre mais dix. Ce garçon est un peu excessif. Il est surtout talentueux. Et quand retombe un peu le bruit et la fureur des émois de «l'affaire», reste l'amertume que nul n'ait semblé prêter attention au fait que cet homme-là, François-Marie Banier, est un grand artiste. Je ne dis pas qu'il est aussi un grand artiste, mais que c'est ça qui est, qui devrait rester le plus important.
Si les artistes commettent des délits, il n'y a aucune raison qu'ils n'aillent pas en prison comme tout le monde, ce n'est pas la question. La question est que, parce qu'artiste et alors qu'il n'était l'objet d'aucune condamnation, ni d'ailleurs à vrai dire d'aucune accusation criminelle, on se soit payé de si bon cœur ce saltimbanque, ce parasite. Riche sans être banquier, sans même passer à la télé, ça n'allait pas du tout. La gauche démago et la droite gestionnaire étaient bien d'accord.
Portraiste sans complaisance
Pendant ce temps-là paraissaient chez Steidl les dix livres Autocar, dessins et textes, collages et coloriages, graphisme et érotisme, joie d'exister et autodérision, sens plastique et littéraire. Banier est un type agaçant, c'est sûr. Il fait, bien, beaucoup trop de choses.
Il est, d'abord et in fine, un grand photographe, portraitiste d'une acuité sans complaisance des plus grandes célébrités, observateur exigeant du quotidien et de ses habitants les plus communs, ceux que nul autre ne regarde. Chez les uns et les autres, il ne cherche ni la joliesse ni les grandes formes. Le paradoxe est que, même si ses photos ont été publiées par les plus grands magazines du monde, elles ne ressemblent pas à des photos pour magazine. Elles ne ressemblent à aucune autre. Et lorsqu'il les réunit en albums qui mettent en valeur à la fois son travail et chacun de ceux, star ou inconnu, qu'il a photographiés, le fil vibrant d'une singularité se tend d'une page à l'autre. Regardez donc un peu Vous me manquiez (Steidl).
On dit: il a un regard. C'est bien paresseux. Est-ce pour son regard que Samuel Beckett, qui refusa toute sa vie d'être photographié, accepta de faire tout un livre d'images de lui vu par Banier? Il faudrait mieux dire. Il faudrait un mot qui contienne intelligence, cruauté, joie, enfance, culture, tonus. Un mot aventureux. Oui, en effet, Banier est un aventurier; le terme est souvent utilisé péjorativement, tant pis.
C'est un plaisir de lire ses romans, une joie de découvrir ses dessins et tableaux. Comme dans ses photos, on perçoit le tremblement d'une approche, un affût qui peut mener à la mort, mais où le fou rire rôde. L'amour, le sexe, la matière. Mais c'est autre chose encore de croiser ses transgressions et de percevoir le frisson qu'il fait courir lorsqu'il s'avise de peindre ses photos, et plus encore de les écrire. Written Photos, son exposition à la Villa Oppenheim à Berlin, est une expérience rare, où les signes de la forme et du sens s'échangent et se troublent, et dans ce trafic laissent percevoir un autre monde, un autre état de notre monde.
«N'oublie pas de mélanger»
De manière plus classique, mais pas moins ambitieuse, Erri De Luca et lui ont cherché quelque chose de comparable avec Le Chanteur muet des rues (Gallimard), où le grand écrivain italien cherche précisément à mieux dire ce qu'est, ce que fait ce drôle de zouave de FMB. Quand De Luca écrit sur les photos de Banier, les photos lui répondent.
Pour faire monter en sauce l'affaire Bettencourt, des benêts ont dit «photographe mondain». En fait de mondanité, c'est la matière même du monde qu'il explore, en sachant, comme tout photographe digne de ce nom (comme tout artiste?) que la surface n'est ni le contraire ni l'ennemi de la profondeur. Au début de Comme des étoiles, le n°6 des Autocars, ces mots dessinés: «S'élancer. S'élancer. La joie. N'oublie pas de mélanger». Sur ce qu'il faut entendre par «mélanger», il y a aussi quelques mots à la fin, justement pour que ce ne soit pas la fin.
Jean-Michel Frodon