Le juge avait déjà reporté le verdict sans explication: «La cour n’a pas à se justifier», avait déclaré un porte-parole. Avant de le prononcer, il a fait sortir les journalistes et la famille du prévenu de la salle d’audience. Qui eût pu s’étonner, dès lors, que le Russe Mikhaïl Borissovitch Khodorkovski, ce baron du pétrole détracteur du Kremlin, soit condamné à une peine de prison de six ans en sus de celle de huit ans qu’il a déjà purgée. Cette fois, il a été reconnu coupable de «vol» d’une quantité inimaginable de pétrole, le même hydrocarbure qu’on l’accuse d’avoir revendu illégalement.
Tout le monde prend pour acquis que ce verdict prononcé par un tribunal irrégulier contre Khodorkovski n’est rien d’autre qu’une prise de position politique. Le dernier d’une série de signaux que le gouvernement russe a adressés à ses citoyens et au reste du monde ces dernières semaines. Le blocage d'enquêtes sur des faits de corruption; les messages de soutien aux «élections» qui se sont déroulées dans la violence en Biélorussie; la mort de journalistes… Tout cela semble conçu pour contrer le discours réformiste et nettement plus convivial que le président russe, Dmitri Medvedev, a tenu jusqu’ici. Il y deux ans à peine, ce dernier avait même dénoncé la culture russe du «nihilisme juridique» –une expression que certains ont interprétées comme une allusion à l’affaire Khodorkovski.
Alors, pourquoi ce changement de ton? Pourquoi maintenant? De nombreuses théories plus ou moins complexes ont été échafaudées pour l'expliquer. Etant donné qu’il s’agit de la Russie, cependant, aucune ne peut être prouvée. Mais l’explication se trouve peut-être, tout simplement, du côté du pétrole. Le prix du baril a de nouveau franchi la barre des 90 dollars, et ce chiffre tend à augmenter. Si telle est la raison de ce changement d’attitude politique, il n’y a là rien de nouveau. Du reste, si on devait représenter sur un graphique les réformes soviétiques et russes de ces 40 dernières années, elles correspondraient, avec une stupéfiante exactitude, aux fluctuations des cours du pétrole sur le marché international.
Petit cours d'histoire
Pour bien comprendre de quoi il retourne, revenons quelques décennies en arrière. Dans les années 70, le prix du pétrole commence à subir une augmentation significative. L'ex-Union soviétique est alors réfractaire au changement. Les années 60, au cours desquelles le baril de pétrole se situe entre 2 et 3 dollars, sont une décennie de perpétuel changement et d’expérimentation. Dès que l'OPEP décide d’augmenter les cours du brut dans les années 70, d’immenses revenus pétroliers affluent en URSS. A ce moment, le pays entre dans une période de «stagnation» sur le plan intérieur et d’agression en ce qui concerne sa politique étrangère. Le leader soviétique Léonid Brejnev investit lourdement dans l'armée, interrompt des réformes en cours. Et, en 1979, quand le pétrole est à 25 dollars le baril, il ordonne l’invasion de l'Afghanistan.
Un certain Iouri Andropov succède à Brejnev. Il a la chance de diriger l'URSS à un moment où les cours du pétrole sont encore élevés. A sa mort, en 1984, ils atteignaient en moyenne 28 dollars par baril. Andropov pouvait donc se permettre de prendre à la fois de sévères mesures de répression contre les dissidents soviétiques et d’entretenir les tensions qui régnaient dans les relations Est-Ouest. Mais ensuite, arrive Mikhaïl Gorbatchev. Ce dernier prend les rênes du pouvoir soviétique alors que les cours du pétrole commencent à s’effondrer. En 1986 (le baril de pétrole coûte 14 dollars), il lance ses programmes de réforme, la perestroïka et la glasnost. En 1989 (le pétrole ne dépasse pas les 18 dollars le baril), il approuve la chute du mur de Berlin, libère l'Europe centrale et met fin à la Guerre froide.
Les prix fluctuent, mais sans remonter de façon significative dans les années 90, atteignant même un minimum de 11 dollars en 1998. Durant ces années, où Boris Eltsine tentait encore de faire ami-ami avec Bill Clinton, la presse russe était relativement libre et on parlait encore de réformes économiques majeures – même si elles n’étaient pas véritablement appliquées. Mais en 1999, quand les prix de pétrole touchent de nouveau les 16 dollars le baril, le Premier ministre de Boris Eltsine, Vladimir Poutine, lance la seconde guerre de Tchétchénie. L’Occident bombarde Belgrade; le climat en Russie redevient clairement antioccidental.
Les années 2000
Poutine, le chanceux, devient président en 2000, au début d'une longue et apparemment inexorable hausse du prix du baril. En 2003, alors que le cours du pétrole grimpe jusqu’à 27 dollars le baril, les appels de Gorbatchev en faveur d’une réforme profonde de la Russie ont été oubliés depuis longtemps. En 2008, l’époque où Eltsine insistait pour que son pays rejoigne des institutions occidentales sont un très lointain souvenir. La Russie envahit la Géorgie. Le pétrole coûte 91 dollars le baril.
Le nouveau président russe, Dmitri Medvedev, a bien essayé de sembler plus amène en 2009, au moment où les cours du brut avoisinaient les 53 dollars par baril, laissant son Premier ministre (Poutine) se plaindre en arrière-plan. Medvedev s’oppose à un projet de loi draconien sur la trahison, invite des militants de la démocratie au Kremlin et condamne le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko. Pour certains, il a même très légèrement libéralisé la télévision russe.
Nous sommes maintenant en 2011. Poutine est revenu en première ligne et Khodorkovski vient d’être condamné par un tribunal irrégulier. Et à l’heure où j'écris cet article, le baril de pétrole est à 92,25 dollars…
Cette analyse vous paraît trop simpliste? Je n'ai pourtant pas encore trouvé ni entendu d’explication plus convaincante.
Anne Applebaum
Traduit par Micha Cziffra