Les Français sont champions du monde du pessimisme. Au-delà des questions de méthodologie que peut soulever cette enquête de BVA, celle-ci comporte un résultat qui nous place, dans l’ordre du pessimisme, loin devant l’Irak ou l’Afghanistan (tandis que le champion du monde de l’optimisme serait le Vietnam).
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Convenons que ce résultat n’a surpris personne. Le spectacle des vœux délivrés aux Français par la plupart des responsables politiques, tous plus sinistres les uns que les autres car exclusivement dédiés aux malheurs du temps, ne peut qu’alimenter la machine à broyer du noir.
L’homme du moment, Stéphane Hessel, nous a fourni une explication. Pour lui, les Français «ont une très haute idée d’eux-mêmes». De là vient leur constante déception vis-à-vis d’une réalité qu’ils ne jugent jamais à la hauteur de ce qu’ils méritent! En tous cas, qu’il s’agisse des intellectuels qui, désormais, rivalisent de catastrophisme —mais peut-être s’agit-il là d’une peur rétrospective car cette crise, que personne n’avait vu venir, a failli tout emporter— ou bien des responsables politiques de tout bord, tous peignent la réalité aux couleurs du désespoir. Nous n’avons aucune chance de nous en sortir.
Pour se rassurer, on peut se dire que tout cela n’est guère nouveau en France. C’est Benjamin Constant qui, dans les débuts du XIXe siècle, se lamente ainsi:
«Nous ne savons plus aimer, ni croire, ni vouloir; il en résulte que le ciel n’offre plus d’espoir.»
Mais c’est surtout dans l’entre-deux-guerres que s’est ancrée la pensée décliniste. Il est vrai, suivie par le désastre de 1940. Et peut-être y a-t-il, dans une part de nos cerveaux, la crainte diffuse d’une sorte de juin 1940 économique et social qui nous guetterait. En tous les cas, la pensée décliniste a ressurgi aussitôt les Trente Glorieuses terminées.
Le refrain du déclin
L’ère du déclin est donc aujourd’hui devenue le refrain préféré de celles et ceux à qui il est donné de s’exprimer en public. Et la gauche, dont on peut penser qu’elle devrait être tout entière occupée à préparer l’alternance, a bien tort de s’y laisser entraîner. Car l’idéologie du déclin a toujours fait le lit de la droite. C’est en effet une façon de refonder la barrière qui séparait la gauche —coupable de s’y abandonner— et la droite, laquelle recèle toujours dans ses rangs un sauveur! Et ce depuis Bonaparte. La gauche devrait donc plutôt méditer le livre, et d’abord le titre du livre, qui a inspiré la victoire de Barack Obama, L'Audace d'Espérer. Elle devrait chercher aussi à renouer avec ce qui la fonde: la croyance aux progrès en lieu et place de la tentation de la décroissance prônée par certains de ses alliés. On verra!
Pour le moment, il n’est donc plus question dans les discours que de protéger. Le Président sortant, comme ceux qui se voudraient présidentiables, rivalisent dans les proclamations de foi protectrices. Nicolas Sarkozy, pour justifier qu’il continue de vouloir réformer, fait le détour par la protection. Protéger les acquis, c’est aussi le seul vrai programme pour le moment de la gauche, ne serait-ce qu’à voir le tollé soulevé par Manuel Valls lorsque celui-ci cherche à remettre en cause les 35 heures.
Protéger donc pour répondre à la peur qui est aujourd’hui la caractéristique dominante de l’esprit public. Mais alors comment continuer d’avancer? Peut-être en prenant la juste mesure de ce que nous sommes. C’est le même Stéphane Hessel qui tente d’expliquer calmement que non, la situation n’est pas pire qu’à la moitié du XXe, que oui, la richesse s’est accrue, même si les inégalités se sont accrues avec elle, que les progrès sont tangibles, mais que surtout, nous vivons à l’abri précisément d’une très belle construction, l’Europe.
C’est Hubert Védrine qui, à l’époque où François Mitterrand était accusé d’organiser le déclin du pays, expliquait que nous n’avions certes pas à rouler des mécaniques —nous ne sommes pas une hyper puissance— mais que cela ne nous donnait pas davantage de raisons de raser les murs, tant est enviable la situation de la France comme celle de l’Europe.
Bouleversements planétaires
Il est vrai que nous vivons plusieurs crises qui rendent difficile tout simplement de se situer. Crise du capitalisme en premier lieu qui est profonde et durable, sans qu’il y ait de substitut possible aux règles du marché. Crise du rapport de l’Europe avec le reste du monde qui renvoie à la difficulté de chacun de ses états membres précisément à se situer dans le nouvel ordre mondial qui s’ébauche sous nos yeux.
Au choix, il y a donc deux façons d’aborder l’année nouvelle: l’une optimiste, l’autre pessimiste.
Si l’on veut être optimiste, on se doit de considérer que la période de bouleversements planétaires dans laquelle nous sommes entrés représente une évolution positive. En effet, avec le décollage économique des pays émergents, ce sont des centaines de millions de personnes qui sortent de la pauvreté. Alors qu’à l’époque de la guerre froide, les problématiques du développement du tiers monde étaient à la fois omniprésentes, politisées et semblaient vouées à n’être qu’une quête sans fin, nous voilà entrés dans une phase où les taux de croissance soutenus permettent un accès extrêmement rapide à un minimum de richesses, et qui est en passe de structurer le développement planétaire.
C’est évidemment une bonne nouvelle pour les populations concernées. Ça l’est aussi pour des pays comme les nôtres, qui voient s’ouvrir des marchés gigantesques, ceux que représentent les millions de personnes, désormais consommatrices, qui accèdent à la classe moyenne, voire aux catégories les plus favorisées. Cela donne également un monde cette fois réellement multipolaire qui n’est plus soumis à l’affrontement bloc contre bloc, comme au temps de la Guerre froide, ni à l’influence exclusive d’une «hyperpuissance», comme ce fut le cas dans les années qui suivirent la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique.
Potentiellement, un monde plus équilibré donc, à la fois par une meilleure répartition de la richesse et des pouvoirs. De la même façon, on peut considérer que l’internet donne à des millions de gens accès à des informations qui n’étaient, jusqu’alors, accessibles qu’à travers de grandes universités ou centres de recherche. Cela concerne aussi les informations à caractère scientifique qui permettent ainsi aux progrès de la médecine de se diffuser plus rapidement. On pourrait aussi ajouter à la liste des changements positifs, qui devraient continuer de s’accélérer au long de l’année 2011.
La pression populiste
A l’inverse, une vision pessimiste mettra l’accent sur les déséquilibres qui se sont multipliés et qui nourrissent une peur de l’avenir dans les pays de prospérité plus ancienne, comme ceux de la «vieille Europe». Peur d’un changement du rapport des forces; peur du déclin; peur surtout d’un déclassement, car la mondialisation s’accompagne de remises en cause économiques et sociales qui, à leur tour, fragilisent les classes moyennes. Et font craindre à celles-ci, aux Etats-Unis comme en Europe, une régression, là où tous nos systèmes reposaient sur des mécanismes d’ascension sociale.
En outre, la période de folie financière qui a été brutalement remise en cause par la crise s’est accompagnée d’un formidable accroissement des inégalités au bénéfice des catégories les plus riches. Dans ce contexte, l’attention en Europe restera focalisée sur la sortie de crise et la question de savoir si la reprise sera suffisante pour faire de nouveau reculer le chômage.
Deux autres points majeurs sollicitent l’attention: la pression populiste et les tentatives pour faire éclater la zone euro. La tentation populiste est présente partout en Europe. Elle s’est manifestée sous sa forme la plus égoïste en Flandres ou en Italie du Nord (sans parler évidemment de la Suisse, qui n’est pas membre de l’Union européenne); elle se traduit aussi par la montée de formations d’extrême droite dans des pays d’Europe du Nord, où cela paraissait peu envisageable. Elle est évidemment nourrie par la crise et trace, à travers le rejet de l’islam, une nouvelle frontière du racisme en Europe.
Cette dernière, en outre, va traverser une véritable épreuve de vérité qui sera de savoir si la zone euro, son noyau dur, pourra faire face aux assauts qui lui sont promis. Sans adhérer en quoique ce soit à une quelconque théorie du complot, tout se passe néanmoins comme si l’Europe, et principalement l’euro, était en butte à une offensive systématique de la part de places financières, Londres et Wall Street, qui voudraient la voir éclatée. Au lieu de la considérer dans son entier comme une zone de stabilité, car elle est, vis-à-vis du reste du monde, puissante et équilibrée, les spéculateurs vont chercher les points de déséquilibre internes à la zone euro et ciblent chaque fois un pays différent pour une raison différente.
Pourtant, retour à l’optimisme. Même avec retard, même avec difficultés, même toujours devancés par la spéculation, les Européens ont, à chaque fois, su répondre. On attendra donc fébrilement de savoir si l’Europe continuera de renforcer, en 2011, sa capacité de réponse en prenant plus fermement le chemin d’un fédéralisme monétaire et budgétaire.
Et, pour revenir enfin à nos moutons, observons que Nicolas Sarkozy bénéficiera, s’il sait s’en servir, d’un avantage: il présidera le G8 et le G20 tout au long de l’année. Il lui sera donc plus facile qu’à ses opposants d’esquisser une réponse à la question qui nourrit le pessimisme du pays et qui est de pouvoir se faire une idée de la façon dont nous nous situons, et dont nous allons nous situer dans les années qui viennent, dans le nouveau rapport de forces planétaire.
Jean-Marie Colombani