Culture

Les listes, c'est top

Temps de lecture : 7 min

Futiles, pléthoriques, vite périmés, mais aussi indispensables et réjouissants: plaidoyer en faveur des classements des meilleurs disques de l'année.

8, 9, 10, 11, pigeon. Flickr CC by Ellen Munro
8, 9, 10, 11, pigeon Ellen Munro via Flickr CC License by

«Que me demande-t-on au juste? Si je pense avant de classer? Si je classe avant de penser? Comment je classe ce que je pense? Comment je pense quand je veux classer?» Ces questions de Georges Perec (Penser/Classer), certains journalistes ont passé leur mois de décembre à se les poser. En fin d’année, la profession devient plus obsédée par l’idée de classement annuel (le top 10 des disques, films, livres, phrases, événements, mots...) qu’une armée d’énarques à la grande époque de la botte. Résultat: tout le monde sort de la période des fêtes avec une overdose de tops de fin d’année.

Grosse crise de foi dans le journalisme pour ceux qui n’aiment pas le concept des listes récapitulatives, comme le critique de cinéma américain Roger Ebert. Pourtant pas avare de concepts publicitaires (on lui doit, avec son compère Gene Siskel, le célèbre «Two thumbs up!»«Deux pouces en l’air!»— qui salue un film particulièrement réussi), il enrageait en octobre dans le Wall Street Journal, sous le titre «Pourquoi je méprise les listes de films»:

«Aucune liste de films n’a la moindre signification, à moins qu’elle ne se base sur les entrées au box-office. Tous les critiques de cinéma que je connais détestent faire des listes. La plupart d’entre nous dressent une liste annuelle des meilleurs films, mais seulement parce que c’est l’équivalent pour un médecin de la prestation du serment d’Hippocrate.»

Autocollants en licornes et stylos à paillettes

Quelques semaines plus tard, le guitariste américain John Roderick dressait le même constat dans le Seattle Weekly, sous forme d'un top 10 des raisons pour lesquelles détester les tops 10 musicaux:

«Classer des choses dans l’ordre de sa préférence, c’est se comporter comme une petite fille de 9 ans. [...] Les tops 10 de fin d’année, c’est les autocollants en forme de licorne et les stylos à paillette du journalisme musical.»

«Les listes sont ennuyeuses. C’est un truc de comptable ou de gens qui vont à l’épicerie. Ranger des choses dans une liste est un comportement compulsif, comparable à devoir toucher toutes les poignées de porte chez soi avant de se coucher.»

«J’entends tout le temps les gens dirent qu’ils aiment les tops 10 parce que ça les aide à découvrir de la nouvelle musique, comme si cela constituait une quête épique, héroïque. Je me demande s’ils ont déjà écouté attentivement tous les disques qu’ils ont acheté l’an dernier, ou s’ils les ont même écoutés du début à la fin. Les gens qui enregistrent des disques passent des mois ou des années dessus, et ceux qui les achètent les engloutissent comme des chips. Ralentissez.»

Si ce phénomène des listes touche maintenant toutes les sphères du journalisme (témoin la rétrospective de fin d’année, très réussie dans son genre, du magazine Time, écrite sous forme de tops 10), il est particulièrement prégnant en culture, et spécialement en musique. Un reflet combiné de l’importance traditionnelle des hit-parades (le Singles Chart en Grande-Bretagne, le Billboard aux Etats-Unis...), de la «mathématisation» croissante du journalisme musical (le syndrome Pitchfork) et des possibilités offertes par la technologie (accès aisé —légal ou illégal— aux nouveautés, outils de stockage massifs des disques, expression facilitée par les blogs musicaux et pages personnelles...).

Société de surconsommation

Les classements musicaux constituent donc un bon terrain d’étude du phénomène des tops: examiner les critiques qui leurs sont adressées permet de se rendre compte qu’elles ont toutes leur envers. Et de comprendre pourquoi, comme les notes de footballeurs dans L’Equipe, tout le monde critique les tops albums, mais tout le monde se jette dessus.

  • On ne peut pas classer les disques. Les contempteurs des tops estiment qu’on ne peut faire rentrer des albums dans des cases numérotées comme si on remplissait un sudoku, les comparer ni les classer entre eux. Qu’il serait vain, pour ne parler que de deux des meilleurs disques de 2010, de vouloir jauger un beau disque de folk-rock discret comme le Saint Bartlett de Damien Jurado à l'aune de la pièce montée hip-pop maximaliste My Beautiful Dark Twisted Fantasy de Kanye West. Un argument qui oublie que le désordre organisé et le classement sur une même liste d’oeuvres en apparence très différentes permettent de tirer le portrait de la pop culture: témoin l’apparition progressive de disques hip-hop sur les listes de fans de pop, ou de séries télé et de clips sur celles des meilleurs films.
  • Les tops sont trop nombreux. Au milieu des années 1980, les choses étaient simples: en fin d’année, le mélomane bilingue avait quelques dizaines de tops musicaux à parcourir. Aujourd’hui, si l’on se fie au blog Largehearted Boy, qui répertorie avec une constance acharnée les tops de fin d’année, ils se comptent en milliers. Au point de saturer leurs lecteurs? «Si je fais le bilan de tous les tops que j’ai pu lire, il doit y avoir une centaine de disques que je n’ai pas écoutés, alors que j’en ai écoutés environ 1.500 dans l’année», explique Benjamin F., du blog Playlist Society, qui a coordonné le Top des blogueurs, initiative agrégeant soixante tops de blogs musicaux. Il y a aujourd’hui «trop de tops», dit-il, qui ont donc «moins de sens». Un argument pertinent, mais qui constitue le revers de la démocratisation de l’expression critique et de la loi de la longue traîne, selon laquelle Internet donnerait une visibilité accrue aux contenus marginaux.
  • Les tops symboliseraient la société de surconsommation. Ils ne serviraient qu’à vendre du papier, du clic et du disque, seraient avant tout une bonne affaire pour les médias (du contenu jugé attractif à moindre coût) et pour les labels (de la publicité gratuite). Il y a deux ans, des critiques du Washington Post révélaient ainsi les mails de promo qu’ils recevaient des labels à l’approche des tops de fin d’année, un peu comme les studios vantant «for your consideration» leurs meilleurs films à l’approche des Oscars. Cette critique oublie cependant que le phénomène des tops ne se réduit pas aux professionnels de la profession, et que de nombreux internautes en dressent et les partagent par mail, Twitter, Facebook, sur des blogs, des forums ou des réseaux sociaux spécialisés (pour le cinéma, Mubi ou le français Sens critique par exemple)...
  • Les tops appauvriraient la critique musicale. Et le journalisme en général, réduit à une série de tirets et non d’arguments construits: on a même créé le mot valise listicle pour désigner ces articles écrits comme des listes de course. Pourtant, un bon top constitue une argumentation en soi: «Lister des choses, c’est un choix rédactionnel très fort», explique JD Beauvallet, le patron du service musique des Inrockuptibles. «Les tops permettent aussi de se remémorer des disques, de réévaluer en fin d’année ceux qu’on a un peu ratés.» Sans oublier la poésie brute des noms qu’on jette sur le papier ou l’écran, et qui font instantanément remonter des souvenirs et recréent un monde: «J’éprouvais le plaisir réservé à ceux qui [...] recherchent les vieux noms [...] et en somme, grâce à ces collections de sonorités anciennes, se donnent à eux-mêmes des concerts», écrivait Proust dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs.

«Ils ont des opinions, et moi des listes»

Ces critiques contre les top musicaux, un monologue flagellateur les a résumées: celui de Rob Fleming, le héros du roman Haute fidélité de Nick Hornby, publié en 1995. Grand amateur de top 5 en tous genres (les meilleures ouvertures d’albums, les meilleurs épisodes de séries, les meilleurs bonbons...), il se retrouve à un dîner chez son ex-copine et se compare aux amis de celle-ci:

«Ces gens-là [...] ont des boulots intelligents et moi un boulot idiot, ils sont riches et moi pauvre, ils ont confiance en eux-mêmes et moi je suis inconséquent, ils ne fument pas et moi si, ils ont des opinions et moi des listes.»

Les listes contre les opinions? Non, les listes SONT des opinions. Mieux, des cartes d’identité (c’est pourquoi dans les magazines, les tops intéressants sont souvent les individuels plus que le «top collectif») qui, derrière l’information brute, semblent souvent dissimuler un secret ou une information cachée sur leur rédacteur. «Je pense que j’ai vu une nouvelle liste tous les jours depuis un an. Le top 40 des vidéos les plus génialement mauvaises. Les 50 meilleurs singles de tous les temps. Les listes de fin d’année. Les listes de courses des acheteurs d’Amazon», écrit le critique américain John Sellers dans son essai Perfect From Now On. How Indie Rock Saved My Life. «Nous en arrivons au point de saturation et pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que les créateurs de ces listes savent quelque chose que je ne sais pas.»

Pour ceux qui vivent la musique comme une passion et une raison de vivre et non un ornement, lire les listes d’un magazine ou d’amis permet de savoir chaque année si, musicalement, nous vieillirons ensemble ou pas. Et en faire une revient à affirmer son ego: «C’est le moment où on n’a pas à faire de compromis par rapport à sa vision. Ça peut permettre, par exemple, de se démarquer de la ligne de son journal», explique JD Beauvallet. Oui, le top 10 des disques de l’année est un jeu, un plaisir coupable, un outil de promo, mais c’est surtout un autoportrait annuel, vite caduc mais qu’on conserve dans un tiroir. Perec, encore: «Mon problème, avec les classements, c'est qu'ils ne durent pas; à peine ai-je fini de mettre de l'ordre que cet ordre est déjà caduc.» Les tops de fin d’année, ou l'éphémère et éternelle beauté du polaroïd-souvenir.

Jean-Marie Pottier

L’auteur de cet article plaidant bien sûr pour sa défense, vous pouvez consulter son top 10 des films de 2010 et son top 50 des chansons.

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