S’il avait vécu au XXe siècle, Wagner aurait sans doute été compositeur à Hollywood. Outre son influence évidente sur nombre de compositeurs hollywoodiens, la liste des films ou séries TV qui utilisent sa musique est impressionnante (et encore, cette liste est-elle incomplète). Les raisons sont multiples: une musique théâtrale, porteuse d’émotions intenses, douée d’une forte puissance évocatrice. S'il faut en croire Nietzsche, qui l'adula puis le détesta («Wagner est une névrose»), le musicien aurait insufflé dans ses notes un poison pervers, et le wagnérisme serait une maladie qui influerait sur les nerfs. Idéal pour jouer avec les sentiments des spectateurs: très tôt, le 7e art s’en empare. De la Chevauchée des Walkyries à Tristan, en passant par la Marche nuptiale de Lohengrin, le cinéma n’a cessé de s’abreuver au sein wagnérien. La violence d’un côté, l’amour de l’autre. Et, über alles, le mythe.
Wagner en casque à pointe
On ne compte plus les films qui ont eu recours à la Chevauchée des Walkyries, un morceau qui correspond à l’arrivée des walkyries, des demi-déesses dont la mission est d’aller chercher les hommes morts au combat pour les mener au Walhalla, paradis des guerriers. On les représente en cuirasses, avec tresses blondes et casques à cornes. Les notes sont empreintes de guerre, de cadavres, de sang… Bref, de la violence à l’état brut.
Dès 1915 dans Naissance d’une Nation, Griffith s’en sert pour accompagner la séquence où déferlent les cavaliers du Ku Klux Klan. De Fantômas (Paul Fetjö, 1932) à Arthur et la vengeance de Maltazard (Luc Besson, 2009), en passant par Mon Nom est personne (Il mio nome è Nessuno, Tonino Valerii et Sergio Leone, 1973, avec Wagner arrangé par Enio Morricone…) et, bien sûr, Valkyrie (Bryan Singer, 2008), le succès de ce morceau ne s’est jamais démenti.
Dans Apocalypse now (1979), Francis Ford Coppola en tira une séquence saisissante, où des hélicoptères de l’armée américaine attaquent un village vietnamien. Le cinéaste avait fait des recherches et découvert que les aviateurs de la Luftwaffe écoutaient la Chevauchée des Walkyries à la radio avant les batailles aériennes... La transposition au Vietnam est parfaite. L’infâme bouillie sonore de la musique conjuguée au bruit des moteurs galvanise les troupes autant qu’elle terrorise les victimes. Pour nombre de spectateurs, Wagner est désormais lié à l’odeur du napalm au petit matin («I love the smell of napalm in the morning»)…
Le lieutenant Bill Kilgore n’est pas le premier militaire fan de Wagner. Stukas! (1941), un film de propagande nazi réalisé par Karl Ritter, tissait déjà ce lien étroit entre Wagner et le bellicisme. Après la Bataille de France, un chef d’escadrille allemand blessé se retrouve à l’hôpital. Dépressif, il a perdu le goût du combat. Sur les conseils de son médecin (!), il se rend à Bayreuth. Une représentation du Crépuscule des dieux le galvanise. Requinqué par la musique, il met la main sur la cuisse de son infirmière, s’exalte, lâche un «Wunderbar!» radieux et repart en courant sur le tarmac, tout joyeux à l’idée de pouvoir bombarder l’Angleterre avec ses petits copains aviateurs. Par-delà la propagande, le film de Ritter s'appuie sur la réalité de l'époque, Bayreuth étant alors en partie réservé aux soldats du IIIe Reich. La musique de Wagner était bien censée les requinquer…
La réponse des Etats-Unis ne se fait pas attendre. Dans Hi diddle diddle (Andrew L. Stone, 1943), se trouve une réjouissante séquence au cours de laquelle l'air de Tannhaüser est si mal chanté qu’il fait fuir, via un dessin animé, Wagner et son épouse. Avec eux, c’est l’Allemagne qui bat en retraite. Tout le monde a vu Chaplin, grimé en dictateur nazi, jouer avec un globe terrestre sur le prélude de Lohengrin (Le Dictateur, 1940). Hinkel (Hitler) rêve de dominer le monde et Chaplin joue sur le lien du nazisme avec Wagner. Mais le cinéaste refuse une assimilation simpliste, explique le compositeur François Nicolas.
«Dans la dernière image, quand Paulette Goddard prononce le dernier mot “écoutez!”, c’est toujours sur ce prélude: ainsi le film se termine sur le message d’écouter la musique de Wagner, qui plus est, d’écouter la musique de Lohengrin (…), sachant que Lohengrin est le fils de Parsifal! Au total, ce film nous dit: pour entretenir l’espoir contre Hitler, arrachons-lui Wagner et écoutons sa musique…»
L’amour à mort
Il est temps de débarrasser Wagner de son casque à pointe. Car, sous la cuirasse, un petit cœur bat la chamade. Avec Tristan et Isolde comme source –ou plutôt filtre– d'inspiration. En buvant un breuvage ensorcelé, le plus célèbre couple adultère de l'histoire invente le coup de foudre. Wagner ne l'omet pas et livre, dans l'acte 2 de son opéra le plus romantique, rien moins qu'une torride nuit d'amour. L'extase érotique des tourtereaux se double d'une prescience de la mort, qui donne à leurs étreintes un caractère morbide, qui culmine dans la mort d'Isolde.
Au cinéma, la musique de Tristan accompagne les films les plus divers. Mais c’est l’étrangeté qui prédomine. Dans Vertigo, Bernard Hermann s’inspire directement de la partition pour composer la bande originale, notamment lors de la scène du baiser où Kim Novak apparaît comme sortie d’un rêve.
Nul hasard: Carlotta Valdès n'est-elle pas une morte, un songe? Les accords de Tristan illustrent des séquences inquiétantes, voire sordides. Ainsi des Hauts de Hurlevent (Abismos de pasión, Luis Buñuel, 1954), pour la séquence hallucinée du tombeau, ou du Chien andalou, court métrage surréaliste de 1929, sur un scénario de Salvador Dali et Buñuel, dont la version sonorisée intègre la partition wagnérienne. Il en est de même dans la terrible fin de Freaks (Tod Browning, 1932) où les «monstres» tuent les vrais monstres. C'est en effet au son du lancinant du motif du berger (3e acte) qu'un nain prépare son couteau, tandis qu'un autre nettoie son revolver... Tristan et Isolde: une musique qui appelle la mort.
Sans doute est-ce Mishima qui utilisa le mieux cette troublante partition, dans une œuvre singulière et fascinante, Yukoku (patriotisme). Longtemps invisible par la volonté de sa veuve, ce film de trente minutes narre les derniers instants d’un officier japonais qui, après l'échec d'un complot, choisit le suicide au déshonneur. Il s’inflige un seppuku (littéralement: coupure au ventre, prononcez hâtivement hara-kiri) après avoir fait l'amour une dernière fois avec sa femme. Celle-ci se tue à son tour. Quasi-insupportable, la séquence du double suicide se fait aux sons du Liebestod (mort d’amour). Mishima ritualise la mort autant qu’il l’érotise dans un noir et blanc somptueux. Dans Aria, un film à sketches, Franck Roddam rend hommage à Yukoku en choisissant ce même Liebestod pour accompagner le suicide d'un jeune couple à Las Vegas. Les amants se tranchent les veines dans une baignoire après s’être aimés. Leur sang court dans la bonde (et l’on songe aussi à Psychose…).
Le cas Star Wars
Après la mort et l'amour, reste le mythe. Wagner a su créer le sien, puisant dans des récits anciens de quoi recréer des récits épiques, où apparaissent des personnages hors du commun: le Hollandais volant et son vaisseau fantôme, Siegfried et son anneau magique, Perceval le chevalier au cœur pur... Dans Excalibur (1981), qui retrace la légende du Roi Arthur, John Boorman fait appel à la musique de Wagner pour magnifier la chevalerie, le mythe, le fracas des épées sur les cuirasses. Le résultat est un somptueux livre d’images.
Avec Star Wars, l'approche est bien plus complexe. George Lucas va en effet piocher directement dans le mythe pour en construire un autre. Les démarches sont étonnamment similaires, démontre Kristian Evensen sur un site dédié. Avec le Ring, Wagner écrit une épopée de quatre opéras, lesquels représentent 16 heures de musique! En s'inspirant de légendes nordiques, il crée sa propre cosmogonie, pour laquelle il se fera construire une salle qui devient le réceptacle d’un festival dédié: Bayreuth. George Lucas conçoit une saga de… neuf films, qu'il réalise dans ses propres studios, avec des effets sonores (le THX) qui lui sont propres.
Wagner a commencé à écrire le Ring par la fin: il part de la mort de Siegfried, puis s’intéresse à sa jeunesse, remonte à ses parents… Lucas réalise d’abord les épisodes 4 à 6, bien avant les trois premiers. On attend les trois derniers... Et la comparaison ne s'arrête pas là. Dans le Ring, Wagner systématise le leitmotiv, un thème musical attaché à un personnage mais aussi à un objet, un sentiment... Pour l’auditeur, le leitmotiv joue un rôle de balise. Dans Star Wars, où la musique est omniprésente, les leitmotiv sont nombreux et guident le spectateur d'un personnage ou d'une planète à l'autre. Qui plus est, la similitude des thèmes est souvent troublante. Ainsi, celui de Siegfried inspire ceux de Luke Skywalker ou d’Obi Wan Kenobi, tandis que l’anneau et l’étoile noire ont les mêmes accents inquiétants…
L'intrigue aussi affiche ses proximités. Le nœud œdipien qui unit Luke, Leia et Darth Vader est une filiation directe du Ring. La Walkyrie narre la rencontre de Siegmund et Sieglinde, des jumeaux séparés à la naissance. Ils ignorent qui est leur père et s’éprennent l’un de l’autre. C’est aussi l’histoire de Luke et Leia. Chez Wagner, le papa, c’est Wotan (prononcez Odin). Siegmund est tué avec l'assentiment de Wotan, tout comme Luke est mutilé dans le duel qui l’oppose à Darth Vader dans l'Empire contre-attaque. De l'union des jumeaux est né Siegfried. C’est lui qui brisera la lance de Wotan, tout en l'épargnant (en parallèle, Luke triomphe de Darth Vader sans le tuer dans le Retour du Jedi). Siegfried s’unit ensuite à une walkyrie, Brunhilde, qui est une autre fille de Wotan, donc sa… tante.
La comparaison s'arrête là. Dans une saga hollywoodienne grand public, George Lucas pouvait difficilement se permettre de mettre en scène un double inceste. D'où l'arrivée de Ian Solo qui évite à Luke et à Leia de se mettre au lit devant nos chères têtes blondes (mais un baiser cependant est échangé dans l'Empire contre-attaque).
Comme le réalisateur ne cache pas ses emprunts au mythe wagnérien, ce n'est pas un hasard si Darth Vader finit sur un bûcher, tout comme Siegfried et Brünhilde. On pourrait multiplier les comparaisons entre ces deux œuvres qui trouvent leur origine dans le même principe mythologique du renoncement à l'amour gage du pouvoir absolu.
Et le Seigneur des anneaux? Les ressemblances sont multiples, bien sûr. Mais parce que les sources sont les mêmes, affirma Tolkien en refusant la référence: «Both rings were round, and there the resemblance ceases.» («Les deux anneaux étaient ronds, et c'est là que leur ressemblance cesse.») S’il le dit…
Kill the waaa-bbit
Sur un mode plus léger, Wagner au cinéma peut aussi susciter de franches rigolades. Qu'il suffise d'évoquer Sigfrido (Le Chevalier blanc, Giacomo Gentilomo, 1958), un nanar de choix qui doit beaucoup au Nibelungen de Fritz Lang (1924), le talent en moins. L’affrontement du héros peroxydé et du dragon de carton-pâte est un délicieux moment. On suivra aussi avec intérêt ce laitier naïf, aguiché par une accorte jeune femme, sur la musique voluptueuse de Tristan (The milkman, un sketch des Monty Python).
Sans oublier la séquence du harem dans 8 et demi (Federico Fellini 1963). Entouré de ses femmes, Mastroianni perd peu à peu patience. Au son de la Chevauchée des Walkyries, il claque son fouet et elles courent en se trémoussant, certaines rugissant de plaisir (le fouet commence à claquer aux environs de la 7e minute).
Et, pour conclure, What's opera, doc? (1957), dans lequel Elmer chasse Bugs Bunny en chantant « kill the waaa-bbit! Kill the waaa-bitt! » sur le même air. Elmer en casque à cornes s'amourache d'un lapin à tresses blondes, chevauchant une jument obèse. L'amateur y trouvera des airs multiples, du Hollandais volant à Tannhäuser... Ce dessin animé est un merveilleux pastiche de la scène wagnérienne, qui connut son lot de chanteurs grassouillets affublés de peaux de bêtes. Même Bugs Bunny fortifie le mythe. Car il ne faut pas s’y tromper: tout comme le tragique, le ridicule n’a jamais tué Wagner.
Jean-Marc Proust