Le dévoilement des mémos du département d’Etat américain soulève une fascination. Une aubaine pour le tirage des journaux et les sites qui les publient. Ce succès d’audience ne signifie pas que tous les lecteurs applaudissent à cette transgression: on peut ne pas approuver le viol de documents couverts par le secret étatique, et pourtant se délecter de cette lecture. Ces documents constituent autant de traces de l’action et des paroles des diplomates —un mélange d’informations, de supputations, d’analyses, d’espoirs, de jugements sur les uns et sur les autres.
Ils remplissent les blancs de ce qui se passe dans le jeu de ces acteurs qui informent les dirigeants politiques, dont on ne voit, au bout du compte, que les décisions intermédiaires ou finales. Ils reflètent, somme toute, le comportement humain le plus «humain». Une plongée dans n’importe quelle sphère de la haute décision révélerait ces mêmes balbutiements dans l’analyse, ces mêmes appréciations taillées à la hache, ce même recours à la presse pour saisir le monde et l’opinion. Dans les coulisses de la machinerie diplomatique, la parole comporte sa part de subjectivité et d’approximations, comme ailleurs.
Un supplément d'âme
Ces télégrammes diplomatiques révèlent-t-ils tant de choses? Que l'ouverture de Nicolas Sarkozy au régime du président syrien Bachar Al-Assad n’ait pas convaincu la diplomatie américaine, par exemple, ou que celle-ci s’interroge sur l’avenir politique de Berlusconi compte tenu des «scandales sexuels, enquêtes judiciaires, problèmes familiaux et financiers» qui pèsent sur lui, ne constituent pas des données bouleversantes, qui changent l’idée que l’on pourrait se faire des analyses du département d’Etat.
Les historiens ne s’y sont pas trompés. Ils ne sont pas surpris par la teneur de ces documents, et ne les tiennent pas comme utiles à leur travail immédiat: «L’archive offerte ainsi à chaud interfère dans les processus en cours sans qu’il soit possible de la traiter sérieusement en la contextualisant», affirme Annette Wieviorka dans Libération. En ce sens, parler de l’action de WikiLeaks comme d’une avancée démocratique ou d’une perversion d’internet est un abus de langage, tout au plus fournit-elle un supplément d’âme à des données partiellement connues.
Alors pourquoi le public se précipite-t-il? WikiLeaks distille une volupté, celle qu’engendre l’exploration des coulisses du politique. Ecrivez un livre sur les allées du pouvoir (s’il est bien documenté): succès garanti. Quelle que soit l’époque, quel que soit le sujet traité, voilà l’angle de prédilection du citoyen pour aborder le politique. Lire les mémoires de Saint-Simon a toujours été plus excitant que de se plonger dans un traité de sciences politiques.
La façon dont les desseins se pensent, les décisions s’élaborent, les tractations se mènent, les egos s’entrechoquent, les intérêts se nouent, les sentiments s’exacerbent: le théâtre d’ombre des exaltations et des petites turpitudes dans le tabernacle des puissants a toujours enivré le lecteur. En lui, éternellement, sommeille l’enfant qui s’émerveille de découvrir le secret des grands.
La force de l'évidence
Par delà, le site, en offrant un accès à des memos confidentiels, procure la jubilation d’une information vérité –information bienvenue dans la société française où, pour beaucoup, le contenu des médias est par essence suspect, en raison d’une très ancienne tradition de contrôle par l’Etat. Dans un pays où le spectre de la manipulation par les élites et la télévision plane dans les esprits, WikiLeaks oppose la force de l’évidence grâce à des documents bruts et grâce à la disparition des intermédiations.
Quelles que soient au fond les révélations ou les informations plus ou moins périphériques qu’il y puise, l’internaute gagne le sentiment d’une maîtrise et d’une autonomie de pensée dans cette proximité avec la source d’information –même si les journaux qui ont publié le contenu des mémos ont encadré cette diffusion par un travail de journalistes experts, ce que le fondateur du site, Julian Assange, intégriste parmi les intégristes de la liberté d’expression, leur reproche aujourd’hui.
Par nature, WikiLeaks se range du côté du citoyen qui nargue les élites: comme le souligne Umberto Eco «l’idée qu’un hacker quelconque puisse capter les secrets les plus secrets du pays le plus puissant du monde porte un coup non négligeable au prestige du département d’Etat». Et comme la tentative des Etats pour endiguer la circulation de cette hémorragie d’informations –en poursuivant en particulier les fournisseurs d’accès– est elle-même presque vouée à l’échec, s’enfle un sentiment de puissance populaire qui participe de la jubilation procurée par WikiLeaks.
L'habitude des réseaux sociaux
Plus largement encore, WikiLeaks est auréolé de la valeur de la «transparence». Certes, cette notion fait l’objet de polémiques et elle génère une méfiance (grandissante?) à l’égard des réseaux sociaux où beaucoup de données personnelles naviguent à l’aventure. Mais il semble que seules les générations vieillissantes défendent farouchement les vertus du secret tant pour la vie privée que pour la vie des Etats, et décèlent dans l’obsession du dévoilement permanent une potentialité de dictature. Les jeunes, au contraire, pratiquent volontiers la transparence. Lorsque l’on regarde leur comportement dans les réseaux sociaux, cette attitude semble répandue, car elle apparaît comme un gage d’authenticité des rapports humains. Ainsi 85% des 18-24 ans mettent en ligne leur nom de famille, 86% déposent des photographies d’eux-mêmes, 65% des photos de leurs proches, 79% y dévoilent leurs passions ou leurs intérêts personnels, 51% dévoilent leur orientation sexuelle, 42% mettent leur CV —tous ces scores dégringolent après 25 ans, et se réduisent encore plus au fur et à mesure que l’on avance en âge.
Parallèlement, ces données personnelles sont rendues visibles aux seuls amis pour 43% des 18-24 ans –un chiffre qui peut paraître faible, mais qui, curieusement, est supérieur à celui des autres catégories d’âge, pour des raisons techniques: ils maitrisent mieux les paramètres de confidentialité que les autres (étude Ifop 2010 sur les réseaux sociaux). Une étude européenne sur les 9-16 ans conclut aussi à cet esprit d’ouverture: «Il semble tout à fait commun que les enfants mettent sur les réseaux sociaux des informations qui permettent de les identifier (nom de famille, photos, numéro de téléphone, âge, école, etc); et 40 % d’entre eux réservent ces informations à leurs seuls amis» (Risk and safety on the Internet, The perspective of European children, The London School of Economics and Political Science, 2010).
Le dévoilement de l’intimité, dans les pays occidentaux, n’a cessé de se développer par le canal des médias de masse depuis plus de cinquante ans (de Ménie Grégoire sur RTL à la téléréalité d’aujourd’hui). Les allées du pouvoir font l’objet d’une exploration sans cesse plus inquisitrice via la multiplication des informateurs anonymes. Internet active le projet d’une société transparente à elle-même –même si cet idéal de transparence est loin de rencontrer une unanimité. Au final, WikiLeaks participe de cette quête éperdue, de cet aphrodisiaque: plonger dans le tréfonds des secrets.
Monique Dagnaud