Culture

Qui sont les cinéastes que Téhéran emprisonne?

Temps de lecture : 4 min

Jafar Panahi et Mohammad Rassoulof sont des citoyens engagés pour la liberté dans leur pays, et aujourd’hui des symboles de la répression qui y sévit. Mais ce sont d’abord des cinéastes, et il importe de les connaître aussi pour leur œuvre.

Jafar Panahi, en mai 2010. REUTERS
Jafar Panahi, en mai 2010. REUTERS

Jafar Panahi vient d’être condamné à une double peine incroyablement lourde, six ans de prison + interdiction de filmer, d’écrire des scénarios, de voyager (sauf pour se rendre à La Mecque) et de parler à des médias pendant vingt ans. Bien connu des cinéphiles depuis du monde entier depuis quinze ans, il a en effet été révélé dès son premier long métrage, Le Ballon blanc, présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1995, où il reçoit la Caméra d’or.

Le film comme les conditions dans lesquelles il a été réalisé affirment alors le lien direct de Panahi, né en 1960, avec le plus grand cinéaste iranien, Abbas Kiarostami. Histoire de désir et de solidarités dans la grande cité indifférente ou hostile, Le Ballon blanc est construit autour d’une petite fille et de ses relations avec les adultes, d’autres enfants, et ses propres rêves. Le film développe avec justesse et sans aucune mièvrerie un récit d’aventure tout simple, et pourtant riche d’enjeux éthiques et politiques.

L'influence certaine de Kiarostami

Très reconnaissable dans la mise en scène, l’influence de Kiarostami ne tient pas seulement à ce qu’il est l’auteur du scénario: le réalisateur de Où est la maison de mon ami? a été le mentor de Panahi, comme d’ailleurs de toute une génération de cinéastes de son pays. C’est au Kanoun (Centre pour le développement intellectuel des enfants et des adolescents), dont Abbas Kiarostami a créé le département cinéma en 1969 et où il a tourné ses premiers films, que Jafar Panahi a découvert le cinéma. Après avoir étudié la réalisation à la Faculté de cinéma et de télévision de Téhéran, il débute avec le court métrage L’Ami (1992), hommage à la première réalisation de Kiarostami, Le Pain et la rue, puis devient l’assistant de celui-ci sur Au travers des oliviers (1994). C’est sous la même influence, mais plutôt côté Close-up (interrogation sur la relation entre documentaire et fiction, enregistrement et mise en scène) que Panahi réalise son deuxième long métrage, Le Miroir, qui lui vaut un Léopard d’or à Locarno en 1997.

Les deux films suivants affirmeront de manière éclatante la capacité de Jafar Panahi à frayer sa propre voie, sans renier les influences qui l’ont formé. S’y exprime en particulier la volonté de prendre en charge plus directement les réalités sociales de l’Iran contemporain, et en particulier de sa capitale, où se situent tous ses films. Le Cercle, qui obtient un Lion d’or mérité à Venise en 2000, réussit une description d’une grande richesse de la condition féminine en République islamique dans un film à la forme inventive, habité de personnages multiples et pleins de vie. Parcourant le trajet circulaire qu’indique le titre, Panahi accompagne d’une cellule de prison à une cellule de prison le destin de plusieurs femmes d’âges et de conditions différents, levant au passage les tabous du harcèlement quotidien par les milices de quartier, mais aussi de la prostitution et de la drogue au pays des mollahs. Trois ans plus tard, Sang et or, peut-être son plus grand film, suit au travers des rues et des maisons de la capitale un volumineux pied nickelé livreur de pizza, pour la plus incisive description de l’injustice sociale au pays de la révolution khomeyniste.

Avec Hors-jeu (Ours d’argent à Berlin 2006), Panahi utilise la liesse populaire autour d’un match éliminatoire pour la Coupe du monde foot, match auquel assistent quelques jeunes filles déguisées, pour un pamphlet où féminisme et nationalisme se donnaient la main.

Auteur de films qui décrivent avec virulence les injustices et les impasses de la société iranienne, Jafar Panahi s’est aussi fréquemment exprimé publiquement, à l’étranger et en Iran tant qu’il l’a pu. En pointe dans le «mouvement vert» qui espérait venir à bout par les urnes du gouvernement Ahmadinejad au printemps 2009, puis lors des réactions à la confiscation du pouvoir par ce dernier et à la répression violente de ceux qui n’acceptaient pas le hold-up électoral de la faction en place, Panahi s’est trouvé être la figure la plus représentative et la mieux connue à l’étranger parmi les artistes et intellectuels restés en Iran. Abbas Kiarostami, qui a vigoureusement soutenu Panahi lors de son arrestation, a toujours adopté une autre posture publique, et la grande cinéaste Rakshan Bani-Etemad, auteure du seul film important tourné au moment des élections, Nous sommes la moitié de la population iranienne (2009), ne bénéficie pas de la même visibilité internationale. Les autres personnalités qu’on a entendues s’exprimer ici sur le sujet vivent en exil.

Beaucoup moins célèbre que Jafar Panahi, son jeune confrère Mohammad Rassoulof avait déjà été arrêté en même temps que lui le 1er mars 2010. Ils travaillaient ensemble à un projet de film sur les suites des élections de 2009, projet de film qui aura servi de prétexte au régime iranien pour les détenir plusieurs mois avant de les libérer sous caution. Rassoulof (38 ans) a lui aussi débuté dans le sillage de Kiarostami, avec Crépuscule (2002), inspiré d’un fait divers dont les véritables protagonistes rejouaient les péripéties devant la caméra, comme dans Close-up. Nous l’avons vraiment découvert à Cannes 2005 grâce à Iron Island, parabole stylisée d’une grande beauté au service d’une mise en évidence du sort des marginaux dans la société iranienne. Le cinéaste était allé encore plus loin dans le pictorialisme et le symbolisme avec la fable mythologique The White Meadows (2009), situé dans un désert onirique où il sculptait les métaphores de l’Iran actuel. Mohammad Rassoulof est également producteur, on le trouve au côté de nombre des jeunes cinéastes de son pays, notamment Vahid Vakilifar dont on a loué ici même Gesher, découvert au récent Festival des Continents. Mohammad Rassoulof vient d’être condamné à la même peine que Jafar Panahi.

Jean-Michel Frodon

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