Dans sa chronique économique du 16 mars 2010, le journaliste Jean-Louis Gombeaud parle de la Chine qui va se mettre à exporter des TGV. Et conclut par cette phrase: «Rien à faire, les Chinois ne se sentent plus bridés», provoquant les rires dans le studio de RTL. Même prononcée sur un média national, ce genre de remarque est passée comme une lettre à la poste. Après tout, il ne s'agit que d'une blague potache comme il s'en dit tant dans la vie quotidienne. Pourtant, Jean-Louis Gombeaud aurait-il osé la même boutade –portant sur l'apparence physique– s'il avait parlé des habitants du Maghreb ou de l'Afrique subsaharienne?
Une rapide recherche sur les pages Facebook suffit à constater l'«inégalité» des moqueries fondées sur l'origine ethnique. Tapez «chinois», et les groupes du type «Se forcer à manger du chien pour faire plaisir à son correspondant chinois» seront légion. Tapez «noirs» ou «maghrébins» et les résultats de recherche auront un ton nettement plus politiquement correct... En chantant (au second degré) «ne faisons plus qu'un contre les Chinois» lors d'une soirée contre le racisme diffusée en octobre sur France 2, l'artiste Max Boublil avait bien pris la mesure de cette disproportion!
Un phénomène en augmentation
De fait, si la condamnation du racisme à l'encontre des communautés issues de l'immigration africaine rencontre toujours un fort écho médiatique en France –la dernière preuve étant les vives protestations ayant suivi le dérapage de Jean-Paul Guerlain sur les «nègres» en octobre– il semble que la lutte contre le racisme anti-chinois, et plus généralement anti-asiatique, ne passionne que très peu les politiques, le tissu associatif et les médias. Pourtant, alors que la France est le pays d’Europe qui compte le plus de personnes originaires de Chine –on estime entre 400.000 et 700.000 le nombre de personnes composant la communauté chinoise en France, en incluant les immigrés de l’ex-Indochine d’origine chinoise, ce type de racisme serait en augmentation. C'est ce qu'observe Emmanuel Ma Mung, chercheur au laboratoire Migrinter de l'université de Poitiers:
«Si on compare au racisme anti-africain, anti-maghrébin ou à l’antisémitisme, jusqu'à une époque récente, le racisme anti-chinois était très faible. Il y a cependant un changement depuis quelques années. A l'intérieur de la communauté chinoise, on sent bien dans les conversations que les gens ressentent une hostilité plus forte.»
Le 20 juin dernier, plus de 8.500 personnes, pour la plupart issues de l'immigration asiatique, avaient manifesté à Belleville pour dénoncer des violences de plus en plus fréquentes subies par leur communauté. Les associations avaient alors évoqué des «fantasmes» sur les Chinois plutôt que des agressions racistes. Pourtant, «la population chinoise à Belleville mais aussi dans d'autres quartiers comme Aubervilliers est victime de violences justement parce qu'elle est chinoise», affirme Olivier Wang, secrétaire de l’Association des Jeunes chinois de France (AJCF). Le racisme anti-chinois est même «un phénomène qui augmente, affirme-t-il: il y a de plus en plus de violences et de stigmatisations».
Il convient cependant de distinguer le racisme violent mais marginal d'un sentiment d'hostilité plus latent qui grandirait depuis peu dans la société française, alors que les premiers immigrants chinois sont pourtant arrivés il y a plus d'un siècle. Emmanuel Ma Mung constate une évolution:
«Il se produit depuis quelques années un changement dans les représentations que la société française peut avoir des Chinois. Auparavant, c'était un groupe sans histoire, sans problème, qui ne faisait pas parler de lui. Aujourd'hui, on a un changement progressif qui est un concours de phénomènes assez compliqués.»
Peur de la Chine et préjugés
Parmi les facteurs de ce changement, on retrouve l'idée persistante de la «peur de la Chine», alimentée par l'image d'un pays de plus un plus puissant. «La crainte diffuse de la concurrence chinoise qui traverse les discours politiques et médiatiques véhicule une idée de menace», souligne Emmanuel Ma Mung. «En France, le terme "chinois" est très connoté et véhicule beaucoup de préjugés», renchérit Olivier Wang, qui cite l'image négative de la Chine liée aux droits de l'homme. Autre élément: la présence chinoise se manifeste plus qu'avant. Selon le secrétaire de l'AJCF, «la population chinoise en France n'est pas seulement plus nombreuse, elle est aussi plus visible». Alors que dans les années 1970, période de forte accélération de l’immigration chinoise, l’activité des nouveaux arrivants tournait surtout autour du commerce, du textile, des services ou de la restauration, les Chinois –et notamment les communautés Wenzhou et Chaozhou– sont aujourd’hui présents dans tous les secteurs de la société. De quoi faire surgir la crainte de l’invasion et de la perte d’identité, illustrée par les propos prêtés à Azouz Begag (ancien ministre à la promotion de l’Egalité des chances) en janvier 2010: «Dans 10 ans, on sera entouré de Chinois, alors il faudra que l’on se serre les coudes, les Français, les Arabes et les Africains, afin de protéger notre identité» (ses déclarations auraient été mal retranscrites et mal comprises, il s’en explique ici).
A cela vient s'ajouter certains clichés vivaces. Emmanuel Ma Mung cite en exemple des reportages diffusés par Envoyé spécial sur la restauration asiatique en 2004 et 2009. L'émission de France 2 dénonçait alors les conditions d'hygiène d'un grand nombre d'établissements. «L'image finale qui en restait était abominable, s'exclame le chercheur. Si on avait dit la même chose de restaurants africains, maghrébins ou juifs, il y aurait sûrement eu un scandale et des protestations. Là, c'est passé sans problème!» Des propos que réfute le journaliste Jean-Charles Doria, de l’agence Tony Comiti, qui a réalisé en 2009 le reportage intitulé «Faut-il avoir peur des restaurants asiatiques?»:
«J’ai travaillé sur de nombreux types de restauration, notamment les kebabs, le halal mais aussi les boulangeries ou les bistrots français. Il n’y a donc aucune persécution envers une communauté particulière, on a simplement fait notre boulot de journaliste. En l’occurrence, dans ce reportage sur la restauration asiatique, les personnes que j’ai filmées n’étaient pas des gens qui travaillaient bien et qui étaient totalement honnêtes, et les problèmes dont nous nous sommes aperçus méritaient amplement une diffusion en prime time. Mais nous ne nous sommes pas dits que ça passerait mieux parce que c’étaient des Chinois qui étaient mis en cause.»
Emmanuel Ma Mung souligne enfin qu'il peut y avoir «des rapports ambivalents avec les autres populations immigrées. Un sentiment de xénophobie légère pourrait être lié à un phénomène d'envie, du fait d'une certaine réussite économique des Chinois». Et de façon générale, dans un contexte de crise, «les Chinois commencent à apparaître comme de bons boucs émissaires».
Des perceptions très différentes
Face à ces signaux, les représentants de la communauté chinoise souhaiteraient que les acteurs sociaux prennent en main le problème. Mais «je ne vois pas beaucoup de réactions d'organisations du type SOS Racisme pour essayer de dénoncer les violences et discriminations contre les Chinois», regrette Olivier Wang.
Une explication possible: du côté des associations de lutte contre le racisme, la perception n'est pas la même. Ainsi, Alain Jakubowicz, président de la Licra, n’observe pas une montée particulière du racisme à l’encontre des communautés asiatiques:
«Nous ne souhaitons pas créer de communautarisme autour du racisme. A nos yeux, le racisme envers une communauté particulière ne peut pas être plus ou moins important qu'un autre. Il n'empêche que la réalité objective me contraint à dire que les signalement de racisme anti-asiatique sont rarissimes. Ça ne veut pas dire que c'est inexistant, mais je dispose de très peu d'éléments sur ce sujet. Or, par définition, ce que l’on ne connaît pas n'existe pas.»
Le site web du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap) symbolise cette vision des choses. S'il présente des encadrés complets sur la lutte contre l'antisémitisme, l'islamophobie ou le racisme anti-noirs, anti-arabes et anti-Roms, il ne mentionne nulle part des phénomènes de stigmatisation anti-asiatique. Ces différences de perception font apparaître une absence de dialogue entre communautés asiatiques et associations en place. «Je pense que les victimes auraient plutôt tendance à aller vers des associations spécifiques plutôt que vers nous», avance Alain Jakubowicz, qui craint des phénomènes grandissants de communautarisation dans certains quartiers chinois. «Il n'y a pas de dialogue direct entre les Chinois ou personnes d'origine chinoise et le reste de la population française», constate également Olivier Wang. «En Chine, la pudeur est une dimension culturelle, poursuit-il: on ne parle pas de soi, c'est très impoli. C'est pourquoi il y a une sorte de réserve vis-à-vis de la société française. Mais si les Chinois qui vivent en France conservent quelques éléments de leur culture d'origine, ils ont nettement tendance à adopter la culture française. D'ailleurs, parmi ces populations, la proportion de demandes de naturalisation est très élevée, en tout cas chez ceux qui sont nés en France ou qui sont arrivés jeunes.»
Dès lors, pourrait-on assister, au sein de la communauté chinoise, à l'émergence d'un mouvement visant à défendre spécifiquement ses droits? Emmanuel Ma Mung: «Ce qui commence probablement à se passer, c'est une intervention dans l'espace public, notamment par la constitution d'associations. Je pense que ce mouvement va progressivement se structurer car la population chinoise sera globalement plus éduquée et aura les moyens de s'organiser.» Un tel phénomène pourrait cependant se heurter à l’absence d’homogénéité de cette communauté...
Alain Jakubowicz maintient que le racisme anti-chinois ne constitue pas l'un des grands problèmes à venir. D'abord parce que la population chinoise arrivant en France est plutôt «de qualité»: «Si l'on avait des boat people, mon approche serait évidemment différente.» Ensuite parce que ce type de racisme n'a pas de fondements idéologiques ou historiques, il est plutôt conjoncturel: ce ne sont pas des théories sur la supériorité d'une race ou les mauvais souvenirs de la colonisation qui le justifient, mais plutôt une méfiance envers la population d'une nouvelle grande puissance dont on sait finalement peu de choses. Or, «l’ignorance est l’un des terreaux sur lesquels le racisme se développe».
C'est pourquoi Alain Jakubowicz n’est pas très inquiet pour «les jaunes». «Le tiercé gagnant de la lutte contre le racisme reste les "valeurs sûres" que sont la communauté arabo-musulmane, les noirs et les juifs», sourit le président de la Licra.
Louis Haushalter