««« Etape 2: Djalalabad. Le voyage s'achève à Och, épicentre des violences de juin.
Quelques mois après, les destructions sont encore plus impressionnantes qu'à Djalalabad. En remontant les rues des quartiers ouzbeks dans plusieurs directions, on ne croise que des ruines. Ce qui surprend le plus, par rapport à d'autres théâtres de tensions inter-communautaires, c'est la quasi absence de forces de sécurité.
Retrouvez le reportage-photos en grand format de Mathieu Baudier
Un vague checkpoint à l'entrée de la ville, un policier qui fait tranquillement la circulation au croisement de deux axes menant à des quartiers affreusement détruits. Il n'est manifestement pas question de séparer des forces comparables ou de protéger des populations. Des unités locales de la police et de l'armée sont d'ailleurs accusées d'avoir laissé faire les destructions et même armé les Kirghizes. Les Ouzbeks continuent à l'heure actuelle d'être victimes d'intimidations, d'arrestations arbitraires et de tortures. Quelques procès liés aux événements de juin ont commencé dans le sud, mais ils ne concernent quasiment que des Ouzbeks accusés de violences envers des Kirghizes. En effet, même si ce sont les Ouzbeks qui ont le plus souffert de destructions matérielles, les proportions parmi les victimes de violences physiques pourraient être plus équilibrées, sans pour autant justifier cet acharnement judiciaire.
Des pogroms, pas encore un nettoyage ethnique
Lors d'un tel conflit inter-communautaire, la recherche de la vérité est nécessaire à une future réconciliation et c'est pour cette raison qu'une commission d'enquête internationale a été mise en place. Mais quand la tension est encore vive, ce sont les perceptions de part et d'autre qui entretiennent le cycle des vengeances et des manipulations, indépendamment de leur véracité. Il faut donc se confronter aux images véhiculées dans les deux camps. Ainsi, les photos géantes de corps mutilés face au parlement à Bichkek sont celles de Kirghizes. Beaucoup de Kirghizes sont convaincus de la responsabilité première des Ouzbeks, accusés de chercher l'autonomie et les commentaires de ce journaliste kirghize sont à ce titre instructifs: «Les Ouzbeks s'étaient préparés, armés. Les Kirghizes se sont juste défendus. Les médias occidentaux ont été complétement pro-Ouzbeks!» Mais n'y a-t-il pas eu plus de victimes ouzbèkes? «Probablement. Voyez-vous, les Ouzbeks sont très forts pour provoquer, mais après ils ne savent pas se battre.» Si les Kirghizes ont pu se battre, avaient-ils donc préparé des armes également? «Non. Heureusement, la police et l'armée sont intervenues, donc les Kirghizes ont pu récupérer des armes...»
Peut-on parler de nettoyage ethnique contre les Ouzbeks? La plupart des observateurs s'y refusent, doutant d'une volonté organisée de la part du pouvoir et préfèrent utiliser le terme de pogroms. Cependant de nombreuses personnes quittent actuellement la ville de Och dont la mairie a curieusement déclaré les quartiers ouzbeks comme zones à risque sismique, ne devant donc pas donc être reconstruites. Les autorités ont accusé, de façon un peu incohérente, des extrémistes musulmans d'être derrière de récents combats à Och et un attentat à Bichkek. Comme sous le régime de Bakiev, elles associent implicitement islamistes radicaux et Ouzbeks. Ces développements, dont l'opinion publique internationale est peu consciente, peuvent préparer le terrain à un nettoyage ethnique en bonne et due forme.
Le Kirghizistan ne sait pas vers où il va. Il se trouve actuellement dans une sorte de vide des grandes zones géopolitiques. L'influence russe reste la principale mais elle est en reflux depuis la chute de l'URSS et, sollicités par le gouvernement intérimaire lors des violences de juin, les Russes se sont refusés à intervenir. Les Etats-Unis n'ont établi qu'un avant-poste, stratégique certes mais qui peut être remis en cause à tout instant. Des puissances émergentes comme la Chine, proche géographiquement, et la Turquie, proche linguistiquement, se contentent pour l'instant d'une influence économique.
Cette
nation cherche à se construire à travers des symboles issues du
nomadisme, comme la yourte, omniprésente jusque dans le drapeau. Un
symbolisme qui exclut donc les Ouzbeks comme les Russes, un quart de la
population. Ce pays pauvre, entourés d'Etats autoritaires, s'essaye à la
démocratie parlementaire, alors qu'il est rongé par la corruption, le
clientélisme et l'influence de groupes mafieux. De telles
expérimentations ne sont pas condamnées à échouer, mais souvent dans
l'histoire, ces transitions vers la souveraineté, la démocratie et la
prospérité ont été jalonnées d'épisodes sombres et violents. On ne peut
que craindre que le Kirghizistan n'en connaisse à nouveau.
Mathieu Baudier