Parmi les derniers documents publiés par WikiLeaks, on trouve ce passage extrait d’un câble diplomatique d’avril 2009 résumant une conversation entre le vice-président américain Joe Biden et le Premier ministre britannique de l’époque, Gordon Brown:
«Le vice-président Biden a décrit la nature complexe du problème de sécurité en Afghanistan, soulignant que démographie, géographie et histoire de la région mises à part, nous avions tout pour nous.»
Cette perspicace estimation de Biden constituerait un épigraphe parfaitement approprié pour The Great Game: Afghanistan, pièce en trois actes produite par la compagnie théâtrale londonienne The Tricycle, qui se donne aujourd’hui au Skirball Center de l’université de New York sous l’égide du Public Theater, jusqu’au 19 décembre.
De 1840 à aujourd'hui
C’est une pièce ambitieuse, qui couvre 168 ans de tentatives par des puissances étrangères d’imposer un ordre à des frontières tribales désolées—des accrochages entre les empires russe et anglais au XIXe siècle (qui inspirèrent l’expression «the great game [le grand jeu]» à Rudyard Kipling dans son roman Kim) à la lutte, pendant la Guerre froide, entre l’Union Soviétique et les États-Unis à la fin des années 1970 et durant les années 1980, pour finir aujourd’hui par la campagne de contre-insurrection de l’Otan contre les talibans. Son thème s’accorde bien avec celui de Biden: des stratégies apparemment solides, parfois menées avec de bonnes intentions, mais sur un terrain qui peut s’avérer étanche, voire hostile, aux étrangers armés venus apporter le changement.
La pièce —ou plutôt la série de 12 mini-pièces, par autant de dramaturges, ficelées ensemble par les metteurs en scène Nicolas Kent et Indhu Rubasingham— commence par présenter Lady Florentia Sale, la vraie épouse d’un officier de l’armée britannique de la première guerre anglo-afghane des années 1840, lisant un extrait du journal qu’elle tint pendant neuf mois de captivité aux mains des Afghans, avant sa libération à grands renforts de pots-de-vin:
«Il est aisé de disserter sur la sagesse ou la folie d’un comportement après la catastrophe.»
Elle se termine, environ six heures plus tard, à notre époque, avec un soldat britannique en permission qui explique à sa femme pourquoi il y retourne à chaque fois: pour protéger les enfants afghans. Elle proteste que sa propre famille a davantage besoin de lui, et l’interrompt pendant qu’il lui raconte l’histoire d’une fillette afghane par ce cri, répété cinq fois:
«Peut-on le récupérer maintenant, s’il vous plaît?»
Il finit par répondre:
«Si nous partons maintenant, alors tout va merder.»
Elle rétorque:
«Tout a déjà merdé. Tu n’y peux rien. (…) Ca dure depuis trop longtemps. On ne les aide pas. On est juste en train de tout foutre en l’air.»
Pas anti-guerre
Dans le contexte de ce qui s’est passé sur scène jusqu’à ce moment-là, il apparaît clairement que l’expression «ça dure depuis trop longtemps» fait référence aux presque deux siècles de combat, et, si l’on s’en fie aux expériences du passé, on ne peut que lui donner raison.
Mais The Great Game n’est pas de l’agitprop anti-guerre. De nombreuses pièces dans la pièce montrent la monstruosité des talibans et l’aspiration des Afghans (ou de certains Afghans) à une vie meilleure. Quelques intermèdes, où des acteurs jouant le rôle de vrais responsables et experts (Hillary Clinton, le général Stanley McChrystal, le journaliste Ahmed Rashid, entre autres) font des déclarations qu’ils ont réellement faites ou écrites, suggèrent (sans ironie) que la nouvelle stratégie de l’Otan a un intérêt, que cette fois, les choses vont peut-être se terminer différemment—ou que, en tout cas, il peut valoir la peine de l’espérer.
En d’autres termes, la pièce, prise dans son ensemble, porte en elle la même ambivalence angoissée que la lecture attentive d’articles de journaux, de chroniques et de briefings militaires sur la guerre —inférant que l’échec serait un désastre, mais que le succès est peut-être impossible. Nous persistons donc à marcher dans les traces d’occupants et d’idéalistes du passé, avec des risques calculés, une confiance joyeuse, une droiture morale, une folie stratégique ou le mélange d’un peu de chaque.
Manque de cohérence
Il est donc bien dommage que The Great Game ne soit pas une meilleure pièce, bien qu’il soit difficile d’imaginer qu’elle eût pu être une grande œuvre —ou même simplement cohérente du point de vue théâtral— étant donné que la douzaine de dramaturges qui ont écrit les pièces du puzzle ont conçu leurs histoires, leurs thèmes et leurs personnages sans même se consulter.
Quelques-unes des saynètes sont fascinantes, une au moins est géniale, et offre un aperçu de ce qui aurait pu se produire si la compagnie théâtrale avait confié le projet à un seul dramaturge ou à une seule vision (ou, ce qui est sans doute plus pertinent, si un auteur avait osé se coltiner à lui seul un projet aussi laborieux).
La saynète géniale Miniskirts of Kabul [mini-jupes de Kaboul] (dans Part II: Communism, the Mujahideen and the Taliban, 1979-1996), écrite par David Greig, met en scène une auteure britannique qui imagine une interview de Nadjibullah, dernier président afghan mis en place par les Soviétiques, alors qu’il est assigné à résidence dans le complexe des Nations unies, quelques jours avant que les talibans ne prennent le pouvoir, le mutilent et le pendent.
Cet épisode est le plus théâtral, à la fois d’un surréalisme moqueur et profondément tragique, aussi riche que ce qu’aurait pu écrire David Rabe ou Tom Stoppard, et rehaussé par la présence des deux meilleurs acteurs de la compagnie, Jemma Redgrave et Daniel Rabin (comme tous les autres acteurs, ils jouent plusieurs rôles dans les trois actes de la pièce).
Frontières et cartes
La deuxième meilleure saynète est celle de Ron Hutchinson, «Durand's Line» [la ligne Durand] (dans Part I: Invasions and Independence, 1842-1930), dans laquelle Sir Henry Mortimer Durand, secrétaire des Affaires étrangères indiennes de Sa Majesté, trace sur la carte les lignes définissant les frontières de l’Afghanistan et de ce qui sera plus tard le Pakistan, en négociant avec celui qui finirait par accéder au pouvoir, l’émir Abdur Rahman (les deux sont merveilleusement interprétés par Michael Cochrane et Raad Rawi).
Durand, se cassant la tête sur la carte, déplore:
«Le Waziristan et les Pachtounes sont au mauvais endroit, ça crève les yeux. Dans un certain sens, c’est le cas de tout le pays.»
Réponse de Rahman:
«Quel manque d’égards de la part de la Providence de nous avoir placés au mauvais endroit.»
Et il ajoute:
«Voici votre carte, prenez-en bien soin. Les lignes tracées sont peut-être imaginaires, mais les problèmes qu’elles provoquent ne sont que trop réels. Vous vous battrez à cause d’elles pendant de nombreuses années.»
Les mini-jupes de Kaboul envisage les conséquences de la carte de manière plus explicite; sa conversation imaginaire entre l’auteure britannique et le président afghan condamné, joute oratoire pleine d’esprit, est une métaphore de toute l’histoire commune des deux pays. «Mon pays a été suffisamment imaginé», explique Nadjibullah. Il «est la création d’imaginations étrangères. La frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan est une ligne imaginaire —le Pakistan est un pays imaginaire. (…) Tous les conflits sanglants du monde actuel tirent leurs origines de l’imagination de géomètres britanniques. Vous venez ici en rêvant. Et vous espérez que je coopère? (... ) Il ne s’agit pas d’un grand jeu pour moi. C’est mon pays».
Des spécificités souvent oubliées
La plaie de toutes les aventures étrangères en Afghanistan au cours des siècles est une sous-estimation—parfois même l’échec total de perception —des obstacles physiques et des divisions ethniques du pays («la démographie, la géographie et l’histoire de la région» évoquées par Biden).
Dans sa chronique de début décembre du Boston Globe, H.D.S. Greenway cite une étude des Soviétiques, rédigée après leur propre défaite militaire, concluant qu’ils n’avaient pas suffisamment pris en compte «les particularités historiques, religieuses et nationales de l’Afghanistan».
Le manuel de campagne de la contre-insurrection de l’armée américaine, supervisé par le général David Petraeus, souligne:
«La réussite de la conduite des opérations de contre-insurrection dépend d’une parfaite compréhension de la société et de la culture au sein desquelles elles sont menées.»
Pourtant, il y a un an exactement, le général Stanley McChrystal, commandant américain en Afghanistan à l’époque, confessait lors d’une audition devant le Comité des services armés de la Chambre des représentants que, malgré son année d’expérience de commandement dans ce pays, «il reste beaucoup de choses en Afghanistan que je ne comprends pas».
Petraeus, qui a depuis remplacé McChrystal, est de toute évidence sensible aux politiques tribales (comme l’était McChrystal); sa stratégie repose entre autres sur l’exploitation des fissures entre les dirigeants tribaux et les insurgés talibans. Mais les frontières tribales sont si complexes et enchevêtrées, les entités centrales provinciales censées les gouverner si faibles ou corrompues, et la frontière avec le Pakistan—la ligne Durand—si poreuse, permettant aux chefs talibans de trouver si facilement refuge, qu’il est difficile (pas impossible, difficile) d’imaginer comment même la plus habile des campagnes de contre-insurrection pourrait permettre de remporter des victoires stratégiques.
The Great Game trace la ligne du présent au passé, comme une bande magnétique passée en boucle, qui rejouerait la même mélodie encore et encore, récit tragique d’un éternel recommencement. C’est davantage une conférence théâtralisée qu’une pièce captivante, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi provocante qu’utile.
Fred Kaplan
Traduit par Bérengère Viennot