[Avant ou après avoir lu cet article, vous pouvez aussi vous plonger dans notre portfolio des apparitions de François-Marie Banier au cinéma]
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Après les salles d'audience, celles de cinéma? L'affaire Bettencourt a quitté, pour son volet familial, les prétoires avec l'accord conclu le 6 décembre entre Liliane Bettencourt et sa fille, mais pourrait bientôt atteindre les écrans. Ces derniers mois ont en effet été annoncés deux films potentiels, l'un imaginé par Edouard Baer, l'autre par le producteur Thomas Langmann et le réalisateur Michel Hazanavicius sous le nom de code Parce que je le vaux bien. Si le premier se concrétise, le réalisateur compte interpréter lui-même François-Marie Banier, le rôle de Liliane Bettencourt étant réservé à... Jean Rochefort. Pour le second, le nom de Jeanne Moreau a été cité pour jouer la milliardaire, mais aucun pour le photographe.
«Je joue comme un pied»
Si les producteurs cherchent quelqu'un avec une petite expérience filmique et le profil du rôle, on peut leur suggérer un nom: François-Marie Banier lui-même, que Vanity Fair qualifiait, dans un portrait publié en 2006, de «cult-film actor». Notamment connu pour ses photographies et ses romans, l'artiste a en effet fréquenté le milieu du cinéma, et pas seulement le temps de photos de tournages ou de portraits d'acteurs ou de réalisateurs, de Jean-Luc Godard à Francis Ford Coppola. Il a aussi promené sa voix douce et légèrement pointue dans un méconnu parcours d'acteur.
On emploie à dessein le mot «parcours» car, contacté pour commenter ses rôles, il nous a poliment répondu: «Je ne considère pas du tout que j'ai fait ou tenté de faire une carrière cinématographique. Mes rares apparitions avaient simplement un caractère amical, c'est tout.» Mi-octobre, il déclarait au Monde Magazine : «J'aurais adoré aller plus loin, mais Pascal Greggory [son ex-compagnon, NDLR] dit que je joue comme un pied.» Ledit Greggory renchérissant: «Comme il n'a aucun recul sur lui, il ne peut vraiment jouer.»
Trois phrases qui semblent dessiner le portrait d'un acteur ponctuel dont les rôles ont moins été des «compositions» que le reflet ou la continuité de sa vie. Dont retracer le parcours revient à y repérer des échos de sa carrière d'artiste et de la récente affaire Bettencourt, entre cercles amicaux et ronde des célébrités, influence de la presse et pouvoir politique, art et argent.
La corde à sauter de Rohmer
Le cinéma est une passion ancienne chez le photographe. En 1972, il pose déguisé en Tadzio, le jeune héros du Mort à Venise de Visconti, pour un célèbre portrait du Sunday Times. Un an plus tard, le Figaro littéraire l'intègre dans un groupe de douze «jeunes auteurs de vingt-cinq ans qui préfèrent le cinéma», leur «seul Dieu», à la littérature. Parmi eux, des scénaristes en devenir comme Odile Barski, future plume de Claude Chabrol, ou Patrick Modiano, qui adapte pour Louis Malle son Lacombe Lucien. Banier, trois romans à son actif, se plaint lui dans cette enquête qu'«on fait tout en France pour barrer la route à l'imagination» et professe son admiration pour Cocteau le romancier-poète-dramaturge-cinéaste.
Lui ne passera pas derrière la caméra et collaborera à un seul scénario en écrivant les dialogues d'un feuilleton télévisé sur la bataille de Fachoda, en 1976. Sa filmographie est donc concentrée à la rubrique «acteur», avec une dizaine d'apparitions, généralement amicales. C'est par exemple le cas de sa seule expérience (curieusement non-créditée) sur un film étranger, The Brave de Johnny Depp, acteur qu'il a régulièrement photographié dans son intimité. On l'y voit errer hagard dans une fête foraine à la recherche d'un certain «Franck Mitterrand» —le film a été tourné l'année de la mort de l'ex-président, dont Banier a été un soutien «de coeur».
C'est encore plus le cas de celui qui constitue le centre de son parcours cinématographique, Eric Rohmer, à qui il expliquait vouer un «culte» quand L'Express le soumettait en 2006 au questionnaire de Proust. «J'ai présenté Pascal Greggory à Eric Rohmer, et donc François-Marie Banier l'a connu comme cela », explique l'actrice Arielle Dombasle. A l'été 1982, le photographe est à Jullouville, dans la Manche, sur le tournage de Pauline à la plage, et réalise notamment un portrait célèbre du cinéaste en train de s'exercer à la corde à sauter. «Il aimait beaucoup cette photo et la regardait souvent au bureau avec le plaisir de se voir plus jeune et aussi sportif. Ils avaient une relation très amicale, même s'ils ne se voyaient que par à-coups », résume Rosette, une des comédiennes fétiches de Rohmer. «Rohmer était très amusé par François–Marie Banier, comme nous tous. Mais il sentait sa dimension diaboliquement joueuse et se tenait toujours un peu sur ses gardes, en le trouvant néanmoins plein d'invention, de cocasserie et de talent », ajoute Arielle Dombasle.
«Secte Actor's Studio»
François-Marie Banier attendra 1987 pour passer devant sa caméra en interprétant un passant dans une scène très drôle de Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, mais participe auparavant aux débuts à la réalisation d'actrices appartenant à la «troupe Rohmer».
En 1982, Arielle Dombasle lui offre ainsi son tout premier rôle dans Chassé-croisé, film «surréaliste» au casting baroque mêlant héros rohmériens (Pascal Greggory, Rosette, Marie Rivière et le cinéaste lui-même) et personnalités (les jumeaux Bogdanoff, Philippe Sollers, Roman Polanski...). On y voit notamment le photographe entrer dans une librairie religieuse et demander en vain à une vendeuse un livre sur «les révélations des confessionnaux». Sur le tournage est présente une amie de la réalisatrice qui travaille sur la mythologie grecque, dont des éléments figurent au scénario: elle s'appelle Françoise Bettencourt.
Un an plus tard, François-Marie Banier entame une série d'apparitions dans les courts-métrages de Rosette [1], qui vante aujourd'hui «sa faconde et sa voix très singulières»: Rosette vend des roses en 1985, Rosette cherche une chambre en 1987 puis Rosette vole les voleurs en 1988. Il y interprète successivement un homme argenté qui se fait plumer dans un café par l'héroïne, un père qui lui fait garder sa fille en échange d'un logement et un vendeur de faux bijoux qui se fait cambrioler par sa domestique.
Entre-temps, il a participé aux premiers pas derrière la caméra d'une autre héroïne rohmérienne, Virginie Thévenet: dans La Nuit porte jarretelles (1985), odyssée nocturne désinvolte dans le Paris interlope des Halles et de Pigalle, il apparaît brièvement, lui qui a écrit deux pièces, en metteur en scène de théâtre «bienvenu en chef d'une secte Actor's Studio», selon l'expression de Libération à l'époque.
Robespierre en homme du monde
C'est six ans après Reinette et Mirabelle que Rohmer offre au photographe son rôle le plus substantiel, et accessoirement le plus politique: dans L'Arbre, le maire et la médiathèque, sorti quasiment sans promotion à la veille des législatives, il incarne le dirigeant d'un magazine de gauche, Après-demain —on pense assez vite au pro-Mitterrand Globe, pour lequel il avait interviewé le président en 1986. Dans une intrigue où tous les personnages ont des noms codés (le châtelain joué par Pascal Greggory s'appelle Dechaumes, Fabrice Luchini le beau parleur Rossignol, Arielle Dombasle la précieuse Beaurivage), le sien est Régis Lebrun-Blondet, comme pour suggérer le côté double de ce patron de presse qui peste contre les écologistes avant de caviarder l'article d'une pigiste pour leur complaire et sauvegarder sa maison de campagne...
Banier fera sa dernière apparition chez Rohmer, brève mais également politique, dans L'Anglaise et le duc, chronique de la Révolution française vue par une aristocrate britannique, Grace Elliott, dont la rumeur disait qu'elle avait été refusée à Cannes en 2001 pour son message jugé contre-révolutionnaire. Il y campe un Robespierre «extrêmement gentil, [...] à l'élégance aristocratique, presque un homme du monde», selon les Cahiers du cinéma, et qui sauve l'héroïne du tribunal révolutionnaire. «Est-il gentil, est-il malin? Je ne sais pas...», expliquait le réalisateur à l'époque.
«Ô argent, dieu visible!»
Paradoxalement, si le parcours d'acteur de Banier est donc étroitement lié à la galaxie Rohmer, ce sont pourtant deux autres rôles qui ont le plus marqué, et sont le plus régulièrement cités dans les portraits qui lui sont consacrés. L'un car il coïncidait avec l'ultime film d'un maître du cinéma français, L'Argent de Robert Bresson (auquel il aurait été présenté par Arielle Dombasle); l'autre car c'était son dernier rôle à ce jour, L'Heure d'été d'Olivier Assayas. Les deux car ils fournissaient à la presse des parallèles croustillants, à l'heure de l'affaire Bettencourt...
En 1983, le photographe est à Cannes, sur les marches et en conférence de presse, pour la présentation de L'Argent, qui recevra le Grand prix du cinéma de création malgré une violente polémique due aux subventions accordées par l'Etat au film alors qu'y joue Caroline Lang, la fille du ministre de la Culture. Décrivant le passage de l'équipe sur la Croisette, France-Soir écrit alors de Bresson que «ses cheveux blancs [...] le font de plus en plus ressembler à Aragon, d'autant que comme ce dernier il est suivi par l'écrivain Jean-Marie Banier [sic] qui joue un rôle dans le film». Coproducteur de L'Argent, Jean-Marc Henchoz se souvient lui d'un «personnage de roman balzacien, d'un abord tout à fait sympathique, d'une gentillesse débordante»:
«C'est sans doute lui qui a intrigué pour rentrer en contact avec Bresson car il le séduisait au niveau intellectuel et que le fait d'apparaître dans un de ses films l'intéressait. Aujourd'hui encore, quand on écoute ses interviews, sa façon d'énoncer les choses, la clarté de sa diction, il reste un personnage très "bressonnien". A cette époque-là, c'était le genre de "modèles" que Bresson cherchait.»
Dans ce film très physique et concret sur l'argent, celui qu'on froisse, qu'on retire des distributeurs, pour lequel on ment et on tue, Banier, qui interprète un codétenu du personnage principal, Yvon Targe, a droit, du fond de sa cellule, à un monologue existentiel qui offre un écho singulier aux événements de ces dernières années:
«Moi, je ne veux pas attendre le bonheur universel qui sera, crois-moi Yvon, terriblement chiant. Je veux être heureux tout de suite, à ma façon, autrement. Ô argent, dieu visible, qu'est-ce que tu ne nous ferais pas faire!»
Dons d'oeuvre d'art
Vingt-cinq ans plus tard, en 2008, le photographe tourne dans ce qui est pour l'instant son dernier film, L'Heure d'été. Un «pur choix de casting» selon Olivier Assayas, qui affirme qu'il ne connaissait pas l'artiste:
«Je suis allé le chercher parce que je l'avais vu dans L'Argent et surtout dans L'Arbre, le maire et la médiathèque. Dans ce film, au-delà du dialogue, il avait une espèce de drôlerie, de malice, quelque chose d'un peu décalé, de très cinématographique.»
Cette fois-ci, il a aussi été choisi pour sa connaissance du milieu de l'art: il interprète le président de la commission des dations, un organisme chargé d'examiner les dons d'oeuvres faits par des particuliers à l'Etat pour diminuer leur ardoise fiscale au moment d'une succession. Le film d'Assayas est en effet une méditation sur l'héritage, sur la façon dont des enfants (Charles Berling, Juliette Binoche, Jérémie Rénier) survivent à la disparition de leur mère (Edith Scob). Sur le souvenir, qu'il soit uniquement mémoriel ou très concret —tableaux, sculptures, dessins—, et sur la façon dont il se transmet à la génération suivante. Trois mois avant sa sortie, Françoise Meyers-Bettencourt portait plainte contre le photographe: le rideau pouvait s'ouvrir sur l'affaire Bettencourt, cette superproduction française à très gros budget et casting prestigieux.
Jean-Marie Pottier
[1] A l'exception de Chassé-croisé, dont nous n'avons pu visionner qu'un bout-à-bout d'extraits de vingt minutes, et des trois courts-métrages de Rosette, nous avons pu voir tous les films mentionnés dans cet article.