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Rendez-vous au tribunal, M. Assange!

Temps de lecture : 10 min

WikiLeaks pourrait ne pas être protégé par le premier amendement de la Constitution américaine.

Julian Assange, le 3 décembre 2010 à Genève. REUTERS/Valentin Flauraud/Files
Julian Assange, le 3 décembre 2010 à Genève. REUTERS/Valentin Flauraud/Files

En diffusant un nombre sans précédent de documents diplomatiques confidentiels, Julian Assange –et son site WikiLeaks– vont peut-être nous permettre de répondre à une question laissée en suspens depuis bientôt quarante ans avec l’affaire des Papiers du Pentagone: peut-on être traduit en justice pour avoir publié des informations véridiques obtenues de manière illégale par sa source, sans être protégé par le premier amendement de la Constitution américaine?

Lorsque ce type de conflit oppose deux parties d’importance, la réponse du droit constitutionnel est souvent la même: «Cela dépend». Mais si l’on s’appuie sur la jurisprudence (et sur l’actuelle composition de la Cour suprême, ce qui est presque aussi important), il semble que l’on puisse intenter un procès à Julian Assange. Reste à savoir comment parvenir à le faire comparaître.

La Cour suprême ne s’est jamais directement prononcée sur le sujet depuis l’affaire dite des Papiers du Pentagone. Mais dans plusieurs cas similaires, elle a jugé que l’éditeur d’une d’information obtenue de manière illégale était protégé par le premier amendement. Dernier exemple en date: l’arrêt Bartnicki v. Vopper, en 2001 –mais les enjeux étaient moindres, et les dégâts pouvant être provoqués par les informations révélées étaient localisés. Résumons l’affaire. Le président d’un syndicat de professeurs de Pennsylvanie et son négociateur en chef avaient été mis sur écoute par un rival; ce dernier avait confié l’enregistrement de leur conversation à l’animateur d’une station de radio locale. Lorsque le présentateur a diffusé l’échange, le président du syndicat et le négociateur ont engagé une action en réparation contre lui, en vertu d’une loi fédérale stipulant qu’il est illégal de «divulguer délibérément… le contenu d’une communication orale ou écrite à quiconque, dès lors que l’on sait ou que l’on a des raisons de savoir que cette information a été obtenue» de manière frauduleuse.

La Cour suprême a admis, aux fins de cette affaire, que les actes de l’animateur radio (et d’autres médias) étaient contraires à la loi. Mais elle a tout de même déclaré que le premier amendement interdisait tout procès. L’arrêt Bartnicki peut-il nous permettre d’évaluer la probabilité de voir le gouvernement parvenir à vaincre Assange sur le terrain légal?

Première interrogation: Assange a-t-il violé une loi fédérale?

Les fonctionnaires des départements américains de la Justice et de la Défense se sont référés à une section de l’Espionage Act de 1917; elle prévoit une peine de dix ans d’emprisonnement pour toute personne «possédant, sans autorisation, (…) tout document (…) ou information ayant trait à la défense nationale, si l’intéressé a des raisons de penser que cette information pourrait être utilisée au détriment des Etats-Unis ou à l’avantage d’une nation étrangère», que ce soit «en la communiquant délibérément (…) à une personne n’étant pas habilitée à la recevoir» ou en «choisissant délibérément de la conserver sans la communiquer à l’agent ou à l’employé des Etats-Unis habilité à la recevoir».

Il va sans dire que tout bon avocat contesterait sans doute chacun de ces points –mais partons du principe qu’Assange a bel et bien enfreint cette loi:

  • 1) il est entré en possession de documents confidentiels sans en avoir le droit;
  • 2) ces documents avaient trait à la défense nationale;
  • 3) il avait des raisons de penser que ces documents pouvaient être utilisés au détriment des Etats-Unis ou à l’avantage d’une nation étrangère;
  • 4) il a communiqué les câbles à des personnes n’étant pas habilitées à les recevoir.

Postulons également que le gouvernement sera en mesure d’amener Assange à comparaître devant la justice américaine.

Le premier amendement protège-t-il Assange?

Toute interprétation du premier amendement visant à statuer sur la publication de documents confidentiels doit tout d’abord se pencher sur l’affaire des Papiers du Pentagone. En 1971, le gouvernement avait essayé d’empêcher la publication dans le New York Times et le Washington Post d’une étude top secret portant sur l’engagement américain au Vietnam; la Cour suprême avait alors refusé d’accéder à cette requête. Ce fut certes une victoire historique pour la presse –mais les six juges majoritaires n’étaient pas d’accord sur grand-chose, sinon sur la seule décision finale. (Chacun d’entre eux a couché son avis par écrit, et l’a ajouté à la demi-page d’opinion per curiam). Résultat: en l’absence d’une loi votée par le Congrès, les cours de justice ne pouvaient prendre la décision –radicale– d’empêcher la parution d’un article. Elles n’arrivaient par exemple pas à se mettre d’accord pour savoir si la publication de tels documents revenait à «communiquer», à «livrer» ou à «transmettre» des informations confidentielles –tels que ces termes sont utilisés dans l’Espionage Act. La Cour n’a donc pas dit si le premier amendement devait protéger les éditeurs des poursuites après la publication des documents confidentiels.

Une fois cette victoire en poche, le New York Times et le Washington Post ont donc décidé de publier plusieurs extraits du rapport de 7.000 pages du département de la Défense –en omettant les plus controversés, aux dires de certains. Le gouvernement n’a jamais essayé d’intenter un procès aux deux journaux. Et la justice n’a pas eu à statuer sur la question posée par l’affaire des Papiers du Pentagone.

Trente ans plus tard, dans l’arrêt Bartnicki, la Cour a fait quelques timides pas en avant en se demandant «si, dans les cas où les informations ont été acquises de manière illégale par un journal ou par une source, le gouvernement devrait punir non seulement l’acquisition frauduleuse, mais aussi la publication de ces informations». Les six membres de la majorité se sont à nouveau rangés du côté des médias, mais une lecture plus poussée du raisonnement de la Cour indique que le premier amendement pourrait ne pas suffire à protéger Assange de ses adversaires.

La Cour a commencé son analyse en reconnaissant les points suivants comme vrais:

  • 1) les diffuseurs (presse, radio, télévision) n’ont pas pris part à l’acquisition frauduleuse des informations.
  • 2) aucune loi n’interdit la réception d’informations obtenues de manière illégale par le diffuseur.
  • 3) le sujet de la conversation relevait de l’intérêt public.

La Cour a ensuite comparé les deux positions –d’un côté, le fait d’encourager le discours public et la libre circulation des informations; de l’autre, le fait de protéger le discours privé et de décourager l’interception illégale de conversations personnelles. Elle a ensuite déclaré qu’elle avait penché en faveur de l’intérêt du plus grand nombre.

Le procès de Julian Assange serait différent à bien des égards. D’une, il relèverait d’une cour pénale; il ne s’agirait pas d’une réparation financière, mais bel et bien d’une peine de prison. Le deuxième postulat de l’arrêt Bartnicki –selon lequel aucune loi n’interdit la réception d’informations obtenues de manière illégale– ne lui serait d’aucune aide: l’Espionage Act interdit justement cette pratique. De plus, le premier postulat –selon lequel le diffuseur n’a pas pris part à l’acquisition frauduleuse des informations– est moins clair dans ce cas précis: la personne responsable de la fuite a-t-elle ou non été aidée ou encouragée par Assange? Enfin, on ne peut départager les parties en suivant le même schéma: si les révélations de WikiLeaks relèvent bien plus directement de l’intérêt général, ses répercussions potentielles (sécurité nationale, prérogatives de politique étrangère) sont bien plus graves; il n’est plus question de la réputation salie d’un président et d’un négociateur de syndicat d’enseignants.

Les opinions des juges de la Cour suprême

Mais n’allons pas nous perdre dans des considérations juridiques complexes: pour prédire les décisions de la Cour suprême, il suffit de compter les votes. L’arrêt Bartnicki a été rendu par six voix contre trois. Les juges John Paul Stevens (auteur de l’arrêt), Sandra Day O’Connor, Anthony Kennedy, David Souter, Ruth Bader Ginsburg et Stephen Breyer ont voté pour. Les juges William Rehnquist (président de la Cour suprême), Antonin Scalia et Clarence Thomas s’y sont opposés.

Depuis, le président de la Cour a été remplacé par John Roberts, son ancien assistant. Imaginons que ce dernier décide de voter comme son ancien patron, et que Scalia et Thomas ne changent pas d’avis. O’Connor a été remplacée par Samuel Alito, qui se rangera sans doute à l’opinion du gouvernement. Voilà donc quatre juges prêts à voter en faveur d’un procès. Partons également du principe que Sonia Sotomayor et Elena Kagan (qui ont remplacé Souter et Stevens) voteront comme leurs prédécesseurs, et que Ginsburg prendra à nouveau le parti des médias –mais lorsque l’objet du débat n’est pas de nature idéologique, les décisions prises par les juges sont forcément serrées; de tels pronostics sont donc particulièrement risqués. Ne restent que l’énigmatique Kennedy et Breyer le pragmatique. La jurisprudence de Kennedy étant dès plus excentriques dans les affaires ayant trait au premier amendement, rangeons-le dans une catégorie qu’il connaît bien (celle des indécis), et intéressons-nous plutôt à Breyer, qui s’était très clairement exprimé lors de l’affaire Bartnicki.

Breyer (vite imité par O’Connor) a ajouté à l’arrêt Bartnicki un document résumant son opinion, afin de préciser que son vote ne pouvait –comme c’est souvent le cas– s’appliquer qu’aux faits de cette affaire; et ce tout particulièrement lorsqu’il s’agissait des trois postulats faits par la Cour.

«D’une part, les diffuseurs ne se sont livrés à aucune activité illégale en dehors de la publication des informations, ces dernières ayant été obtenues par un tiers. Ils n’ont “pas encouragé et n’ont pas participé à son interception”, souligne-t-il. Personne n’affirme qu’ils ont commandité, conseillé, encouragé, ou facilité sous quelque forme que ce soit l’interception, la livraison de la cassette à un intermédiaire, ou la livraison de la cassette par ce dernier aux médias.»

Les spécificités d'un procès Assange

Il sera peut-être difficile d’aboutir à la même conclusion dans le cas de WikiLeaks, qui s’enorgueillit de disposer d’une «boîte aux lettres électronique anonyme» protégée par un «système de cryptage de niveau militaire», entre autres dispositifs destinés à assurer la sécurité des détenteurs de «documents censurés ou confidentiels».

Breyer rappelle –et c’est important– que les lois sur lesquelles repose l’arrêt Bartnicki «n’interdisent pas la réception de la cassette en elle-même», et que la décision de la Cour «ne s’applique pas aux parties ayant obtenu des informations de manière illégale». Assange aurait bien du mal à invoquer cet arrêt: l’Espionage Act considère la réception et la rétention d’informations «ayant trait à la défense nationale» comme un crime lorsque le détenteur a «des raisons de penser» que les documents ont été obtenus frauduleusement.

Breyer conclut en affirmant que le président et le négociateur ne pouvaient prétendre qu’à une protection «exceptionnellement limitée» de leur vie privée, les deux hommes ayant prévu d’avoir recours à la violence pour intimider leurs interlocuteurs; dans ce cas précis, «l’intérêt général est donc extraordinairement plus important que la protection de la vie privée».

Dans le cas d’Assange, en revanche, les deux intérêts (général et privé) seraient d’une importance bien plus grande –la sécurité nationale et le secret diplomatique ne sont en rien comparables à la vie privée des plaignants de l’arrêt Bartnicki, et les informations relèvent directement de l’intérêt public. Il sera donc beaucoup plus difficile de les départager.

Et lorsqu’une décision est à ce point serrée, lorsque la moindre différence factuelle peut avoir d’importantes conséquences constitutionnelles, les différences existant entre WikiLeaks et les organes de presse traditionnels pourraient bien influencer le vote de Breyer (il est le juge le plus proche des médias et le plus féru de technologies de la Cour suprême) ainsi que celui de plusieurs de ses collègues. Les cours de justice ne parviennent pas vraiment à fixer la limite entre anciens et nouveaux médias lorsqu’il s’agit de déterminer qui peut être protégé par le premier amendement. Dans cette affaire, les nouveaux médias ont peur d’être traités comme des journalistes de seconde zone, et les organes de presse classiques redoutent les circonstances extraordinaires d’un éventuel procès Assange, qui pourrait déboucher sur une loi mettant à mal l’ensemble de la profession.

Lorsque l’on recoupe ces informations (une tâche qui revient à peu près à lire dans le marc de café), il apparaît qu’une majorité des juges de la Cour suprême (dans l’affaire Bartnicki et celle des Papiers du Pentagone) semblent prêts à autoriser le procès d’une personne normalement protégée par le premier amendement en cas de procès pour violation de l’Espionage Act; procès visant Assange ou d’autres membres de WikiLeaks. Mais il faudrait pour cela que le gouvernement parvienne à mettre la main sur Assange, qu’il le fasse venir aux Etats-Unis, et qu’il reconstitue le complexe puzzle de sa culpabilité; ce sera le seul moyen de percer l’écran de fumée légal, territorial et technologique monté par le fondateur de WikiLeaks.

Si cette tentative est couronnée de succès, ce procès –baptisons-le «l’affaire des Foggy Bottom Papers» [«l’affaire des documents du département d’Etat»]– pourrait bien répondre à la grande question constitutionnelle laissée en suspens depuis près de quarante ans.

Nick Bravin
Ancien greffier de la Cour suprême, il exerce le droit à Washington et enseigne le droit constitutionnel à l'Université de Californie.

Traduit par Jean-Clément Nau


Le premier amendement

Le premier amendement garantit la liberté d'expression et la liberté de la presse aux Etats-Unis. Il interdit au Congrès des États-Unis d'adopter des lois limitant la liberté de religion et d'expression, la liberté de la presse ou le droit à s'«assembler pacifiquement»:

«Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l'établissement ou interdise le libre exercice d'une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu'a le peuple de s'assembler paisiblement et d'adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre.»

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