Dr House n’a pas atterri par hasard sur TF1. Dexter n’est pas tombé au pif sur Canal+. NCIS ne s’est pas égarée sur M6. Une série, ça s’achète, et il existe des gens dont c’est le métier, les «directeurs des acquisitions» ou «responsables des achats». Leur boulot: trouver les séries qui colleront le mieux à la ligne éditoriale de leur maison… et à ses capacités financières. Tout voir, voyager, discuter, négocier, networker, soigner leurs protégées… Bref, placer où il faut et comme il faut les meilleures séries possibles dans les grilles de leurs chaînes, les programmes qui attireront un maximum de téléspectateurs, d’annonceurs et de presse. Une lourde charge, qui n’aime pas beaucoup la lumière.
Pour en parler, quoi de plus naturel que de demander aux premiers concernés? J’appelle donc M6. «Ah, non, désolé, on ne parle pas de ça». TF1. «Franchement, ça va être compliqué». France Télé ne semble pas être beaucoup plus pressée. «C’est un secteur sensible, reconnaît Stéphanie Hunt, en poste chez NBC Universal (SyFy, 13e Rue). C’est un métier de coulisses, où les choses se font en douce». «Le culte du secret fait partie du jeu, renchérit Aline Marrache, de Canal+. La communication autour des acquisitions, c’est le nerf de la guerre; il faut préserver le secret sur ses exclusivités, pour les sortir au bon moment». «Ne vous attendez pas à ce que je vous dévoile le détail des négociations», insiste Stéphanie Hunt.
Me voilà mal embarqué. Essayons au moins de comprendre le fonctionnement de ces achats de séries. A en croire Aline Marrache, ça aussi, ça va être compliqué. «Chaque acquisition est différente de la précédente. Elle peut faire naître de nouveaux enjeux, de nouvelles contraintes, etc.» Le marché de la série télé, comme pas mal de marché, est visiblement un milieu en mouvement permanent, où chaque interlocuteur –acheteur et vendeur– chaque série, chaque saison influent sur les prix. Comme on ne vend pas ici des paires de chaussettes mais des produits culturels, ça ne facilite pas les choses… mais ça n’empêchera pas le journaliste de faire son boulot.
Des sous et du goût
Un directeur des acquisitions, c’est un acheteur. Aline Marrache a fait des études de droit et de marketing, Stéphanie Hunt de droits des médias, et Boris Duchesnay, notre troisième cobaye, directeur des programmes d’Orange Cinéma Séries, a fait sciences-éco. Mais tous insistent pour ajouter, une fois le CV sur la table, «je suis un(e) passionné(e) de cinéma» –et de séries, cela va de soi. «C’est un mélange entre l’artistique et le commercial, c’est indissociable», confirme Aline Marrache. «Quand on regarde une série, on se demande si elle est de qualité, si elle correspond à la ligne éditoriale de notre chaîne… puis si on peut se l’offrir», acquiesce Stéphanie Hunt.
Au centre de la vie des chaînes –surtout depuis l’explosion de la diffusion de séries américaines–, quelque part entre la programmation et la communication, les responsables des acquisitions seraient seulement «une grosse dizaine» en France, soit autant que de grands groupes télé. «Nous nous connaissons tous, nous nous côtoyons fréquemment, dans les festivals et les marchés», explique Boris Duchesnay. En si petit comité, on imagine une concurrence féroce, à celui qui arrachera la future poule aux œufs d’or. «En fait, non, l’ambiance est plutôt cordiale, jure Duchesnay. Il y a de la place pour tout le monde». «Personne n’est vraiment concurrent direct, chacun à sa ligne éditoriale, précise Aline Marrache. Il faut acheter ce qui nous convient, pas ce qu’on adore. Certaines excellentes séries n’ont rien à faire sur Canal+».
«Ligne éditoriale», voilà le mot clef –avec «euros», bien entendu. «Il faut connaître ses limites, confirme Stéphanie Hunt. On n’achète jamais une série dont on n’a pas besoin. Chaque dépense doit être à l’euro près, chaque achat utile». Ainsi, si certaines chaînes comme TF1 et M6 ont besoin de quantité de séries pour remplir leurs grilles, d’autres comme Canal+, qui diffusent beaucoup de cinéma en journée, peuvent se limiter à quelques achats par saison. Les responsables des acquisitions ne travaillent jamais seuls. Ils ont autour d’eux une équipe, chargée notamment de se partager la charge de séries à voir –«seule, c’est impossible d’être exhaustif», reconnaît Aline Marrache.
Face à ces acheteurs, qui sont les vendeurs? Des producteurs (ceux qui produisent, font les séries), des distributeurs (qui achètent les séries pour les vendre) ou, dans la majorité des cas, des studios (qui commandent les séries). Pour le marché américain, ce sont essentiellement les «majors», Warner, Disney ABC, CBS Paramount, NBC Universal et Sony principalement.
Un marché mouvant
Tout ce petit monde se retrouve chaque mois de mai à Los Angeles pour ce qu’on appelle les «Screenings». En gros, une super projection de tous les «pilotes» (les premiers épisodes) de chaque nouveauté à venir aux Etats-Unis. Une journée par studio, le tout enveloppé dans une intense communication, où les séries seront présentée sous leurs plus beaux atours. Toutes les chaînes françaises y envoient leurs responsables des acquisitions. C’est là que la plupart des négociations prennent leur source, même si on en repart généralement les bras vides. C’est simplement l’occasion de voir un produit, et de faire ses premiers choix. Une occasion qui se présente aussi aux «MIP» (Marché International des Programmes), le MIPCOM, en octobre, et le MIPTV, en avril, toujours à Cannes. Ou parfois même par simple voie de DVD ou sur des plateformes en ligne ouvertes aux professionnels. «A partir de là, explique Stéphanie Hunt, si on a un coup de cœur, on a rapidement une discussion avec nos collaborateurs, avec la direction de notre chaîne, et on fait une première offre, ce qu’on appelle dans le jargon un "deal memo". C’est là que commence la vraie négociation». La «négo», comme on dit.
«Un achat peut se faire en 24 heures comme sur une année entière. La négo, c’est tous les jours», poursuit-elle. En général, ce sont les chaînes qui les premières annoncent un prix. Comment déterminer le prix d’une série? «On connaît la tendance des marchés, la valeur des programmes, on est capable de se placer dans des fourchettes précises», explique Aline Marrache. Il n’y a pas de cours des séries, mais des tendances nettes. Et tous les indicateurs sont en ce moment à la hausse, notamment suite à l’arrivée de la TNT et d’un plus grand nombre de chaînes câblées. «Le prix du marché d’une série de Bruckheimer (producteur des Experts, notamment) a explosé, mais celui de Eastbound & Down (excellente comédie de HBO, mais qui ne s’adresse qu’à un public limité) est encore très bas», modère Boris Duchesnay.
Le prix qu’une chaîne va devoir débourser pour acquérir une série dépend de certaines variantes: de son auditoire (plus nombreux sont les téléspectateurs, plus il faudra payer), de ses revenus publicitaires, de l’heure à laquelle la série sera diffusée, du fait que c’est une première ou une seconde diffusion, etc. Pour convaincre, les responsables des acquisitions ont chacun leurs armes: TF1 ou M6 ont l’argument de l’audience. Canal+ son image de marque. Les chaînes du câble leurs lignes éditoriales souvent claires –13e Rue et le polar, SyFy et la science-fiction, par exemple. «L’objectif du vendeur, ce n’est pas nécessairement de finir sur la plus grosse chaîne, de faire signer le plus gros chèque, explique Stéphanie Hunt. Ce qu’il cherche, c’est le meilleur foyer pour sa série, la chaîne qui va lui donner la meilleure place, qui fera la meilleure communication, qui aura le plus de chance d’attirer la presse, etc.» Par exemple: Haven, sympathique mais modeste série SF de SyFy, événement sur la chaîne câblée, aurait sans doute fini le dimanche après-midi sur TF1, dans l’indifférence générale.
Faites vos jeux
Comment savoir ce que la concurrence est prête à débourser? On le sait rarement, même si «il arrive que les vendeurs nous disent qu’ils ont déjà une offre de untel ou untel», précise Stéphanie Hunt. Du coup, c’est un peu comme au casino. «C’est ce qui fait le sel de ce métier», s’enthousiasme Boris Duchesnay. D’autant que la plupart des séries sont achetées après le visionnage d’un seul épisode. «Un pilote peut-être génial, avant que le reste de la série ne s’effondre, reconnaît Duchesnay. On parie de l’argent sur un programme dont on pressent seulement qu’il sera bon». D’autant que la plupart du temps, ces séries n’ont même pas été diffusées aux Etats-Unis, et risquent l’annulation si elles font un bide. «Les négociations peuvent durer jusqu’à la diffusion, explique Duchesnay, mais dans cette situation, on prend le risque qu’en cas de carton d’audience, le studio augmente brutalement les prix…»
Ce petit jeu de la roulette ne s’applique que de manière limitée chez TF1 et M6. Les deux poids lourds du paf (en quantité et en audience, pas nécessairement en qualité) se reposent sur ce qu’on appelle des «output deals», des contrats avec les studios leur assurant les droits des œuvres à venir. TF1 fait affaires avec Warner (Mentalist) et Universal (Dr House) et M6 avec la Fox (Bones), CBS (NCIS) et, depuis peu, avec Disney, pour les nouvelles séries de la major (autrement dit, Grey’s Anatomy, lancée sur TF1, y restera). C’est aussi le cas d’Orange Cinéma Séries, qui a signé avec HBO (True Blood), auparavant partenaire de Canal+.
Et ça coûte combien une série? «Je ne peux pas vous donner de prix». Réponse unanime. Même pas un ordre de grandeur. C’est un secteur sensible, rappelez-vous… d’autant plus sensible que les choses peuvent rapidement évoluer. «Rien n’est irréversible, il faut faire preuve de vigilance, prévient Aline Marrache. Il faut soigner les séries qu’on achète, pour qu’elle reste chez nous». Car une fois la période de droits terminée –que ce soit une saison ou plusieurs saisons, une chaîne pouvant même décider d’acheter une œuvre pour toute sa durée de vie– un studio est libre d’aller monnayer sa série au plus offrant. Ce qui arrive rarement, les vendeurs tenant eux aussi à entretenir de bonnes relations avec les chaînes. Mais on ne sait jamais. En matière d’acquisition, rien n’est jamais… acquis.
Pierre Langlais