France

Eric Besson peut-il faire fermer Wikileaks?

Temps de lecture : 6 min

Les juges ont décidé que le dossier nécessitait un débat contradictoire, et n'ont donc pas interdit au français OVH d'héberger l'hébergeur de Wikileaks.

Eric Besson, Pierre Lellouche, Frédéric Lefebvre et Christine Lagarde arrivent à une conférence de presse le 1e décembre 2010. REUTERS/Benoit Tessier
Eric Besson, Pierre Lellouche, Frédéric Lefebvre et Christine Lagarde arrivent à une conférence de presse le 1e décembre 2010. REUTERS/Benoit Tessier

Le ministre de l’Industrie, de l’énergie et de l’économie numérique Eric Besson a demandé vendredi 3 décembre comment mettre fin à l’hébergement de Wikileaks en France. Le site est en effet partiellement hébergé par le serveur français OVH depuis le jeudi 2 décembre, après que le serveur américain Amazon l’a laissé tomber. Dans sa lettre (PDF) au Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGIET), Eric Besson a demandé à son vice-président de lui indiquer dans les «meilleurs délais possibles quelles actions peuvent être entreprises afin que ce site Internet ne soit plus hébergé en France».

Eric Besson peut-il faire en sorte que Wikileaks ne soit plus hébergé en France?

Lui non, mais un juge, oui. D’après la loi sur la confiance dans l’économie numérique, un juge peut prescrire en référé ou sur requête à un hébergeur de retirer un contenu ou de le rendre inaccessible s’il est illicite. Le référé et la requête sont deux procédures d’urgence, et la décision serait donc rendue dans des délais courts (24h ou 48h habituellement).

Un procureur de la République pourrait donc saisir un tribunal de grande instance (a priori le TGI de Lille, l'entreprise OVH ayant son siège à Roubaix) et demander la fermeture du site, en arguant que les câbles de Wikileaks sont contraires à la loi française, probablement selon les termes employés par Eric Besson lui-même dans sa lettre:

«Cette situation n'est pas acceptable. La France ne peut héberger des sites internet qui violent ainsi le secret des relations diplomatiques et mettent en danger des personnes protégées par le secret diplomatique. Elle ne peut héberger les sites internet qualifiés de criminels et rejetés par d'autres Etats en raison des atteintes qu'ils portent à leurs droits fondamentaux.»

En faisant référence au secret des relations diplomatiques et aux atteintes portées aux droits fondamentaux d’autres Etats, le ministre évoque implicitement l’article 414-8 du code pénal qui dit que les dispositions sur les intérêts fondamentaux de la nation et le secret défense sont «applicables aux actes […] qui seraient commis au préjudice des puissances signataires du traité de l’Atlantique Nord», dont les Etats-Unis font partie.

Reste à savoir si le juge estimerait que les câbles de Wikileaks rentrent dans ces dispositions, alors même que la question ne semble pas complètement tranchée aux Etats-Unis (1).

Eric Besson, ou n’importe quel individu pourrait aussi –sans saisir un juge– se contenter d’envoyer une notification (dont les critères sont détaillés précisément dans la loi) à OVH pour signifier à l’hébergeur que Wikileaks contient des informations illicites. Mais dans ce cas précis –beaucoup plus compliqué que si Wikileaks contenait des appels à la haine raciale par exemple–, l’hébergeur pourrait attendre d’avoir confirmation ou infirmation de la justice avant de prendre sa décision.

L'hébergeur de l'hébergeur

D’ailleurs, l’entreprise elle-même avait annoncé dans un communiqué avoir décidé de saisir le juge en référé:

«Compte tenu de dernières déclarations politiques, et de pressions qui commencent réellement à se sentir, même ici à Roubaix Valley, nous avons décidé de saisir le juge en référé afin qu'il se prononce sur la légalité ou pas de ce site sur le territoire français […] Nous espérons que le juge donnera sa décision avant ce soir ou demain. Et OVH appliquera la décision immédiatement.»

Finalement, OVH a utilisé la procédure sur requête et non pas celle du référé puisque cette dernière demande qu'une partie assigne en justice une autre partie. Les deux sont des procédures rapides, mais celle sur requête est non contradictoire (la société concernée, ici Wikileaks ou son hébergeur, n'a pas à venir présenter ses arguments).

Une première demande faite vendredi soir a été rejetée parce qu'incomplète; lundi OVH a fait deux autres requêtes, une auprès du tribunal de grande instance de Lille, l'autre auprès de celui de Paris. Au final, les juges ont décidé que le dossier nécessitait un débat contradictoire, et n'ont donc pas interdit à OVH de louer un serveur à Octopuce, l'hébergeur de Wikileaks.

Il faudrait donc soit que quelqu'un fasse une notification de contenu illicite auprès d'Octopuce ou d'OVH, soit que quelqu'un assigne Octopuce ou OVH en référé.

Grâce à cette requête, on en sait davantage sur le schéma utilisé. Dans son premier communiqué, OVH disait avoir appris par la presse que le site était chez eux, leur système étant automatique. OVH expliquait également héberger, non pas Wikileaks, mais l’hébergeur de Wikileaks, sans en révéler l'identité. Dans la requête au tribunal de grande instance de Lille, OVH explique que cet hébergeur s'appelle Octopuce et situé à Paris (Fichier PDF). OVH a loué un serveur à Octopuce, qui s'en sert pour héberger (en partie) Wikileaks.

Et si l’hébergement de Wikileaks est jugé illégal?

Si le juge décidait que le contenu proposé par Wikileaks est illicite, il ordonnerait à OVH et Octopuce d’arrêter de l’héberger. Mais Wikileaks n’est pas uniquement hébergé en France (des serveurs sont notamment également hébergés en Suède), et le site retrouverait probablement rapidement de nouveaux pays où se faire héberger.

Le gouvernement pourrait alors décider de s’arrêter là, ou bien de saisir un juge en référé selon les mêmes articles de la loi sur la confiance dans l’économie numérique, mais pour les fournisseurs d’accès internet cette fois-ci. Si le juge en décide ainsi, les fournisseurs d’accès pourraient alors rendre inaccessible l’adresse web de Wikileaks depuis la France. (Le gouvernement pourrait aussi décider de saisir immédiatement en référé les fournisseurs d'accès, sans passer par les hébergeurs).

Cette étape est en théorie plus «efficace» que celle sur les hébergeurs, puisque les internautes français ne pourraient plus accéder au site. Mais dans les faits, elle ne fonctionne pas aussi facilement que ça, puisque les internautes peuvent trouver d’autres moyens de s’y connecter. En août dernier, le tribunal de grande instance de Paris avait ainsi ordonné aux FAI de bloquer Stanjames.com, un site illégal de paris sportifs, une demande jugée difficile à remplir efficacement. Le site avait finalement décidé lui-même de bloquer son accès aux internautes français (ce que Wikileaks ne risque pas de faire!). Numérama notait alors qu’il resterait possible (moins facile, mais possible) d'accéder au site de pari en ligne depuis la France, en passant «par exemple par un VPN situé à l'étranger».

La justice française a déjà accédé à de telles demandes contre des sites révisionnistes hébergés à l’étranger. Mais dans le cas de Wikileaks, l’affaire est complexe: est-ce qu’un juge français se considèrerait compétent pour prendre des décisions sur un site hébergé ailleurs et qui contient des secrets diplomatiques qui ne touchent que très marginalement la France?

La décision contre l’hébergeur n’aurait en tout cas pas autorité de la chose jugée parce qu’elle aurait été faite en référé, c’est-à-dire sans examiner le fond: le juge pourrait donc très bien rendre une décision contradictoire et ne pas demander aux fournisseurs d’accès d’empêcher la connexion à Wikileaks.

Cécile Dehesdin

Merci à Bertrand Warusfel, Professeur de droit à l’Université de Lille 2 et avocat au barreau de paris, à Anne Cousin, avocate spécialisée en droit de l’internet, et à Giuseppe de Martino, co-président de l’Association des services Internet communautaires (et chroniqueur sur Slate).

Papier actualisé le 7 décembre 2010 après la décision de la justice sur les requêtes d'OVH.

1. La situation aux Etats-Unis

La veille du Cablegate, le conseiller juridique du département d’Etat envoyait une lettre à Wikileaks affirmant que tant que le site était en possession de ces documents, «la loi était violée», mais Politico citait également un responsable du gouvernement anonyme qui expliquait qu’il n’y avait pas «un seul document TOP SECRET dans la fournée de Wikileaks. Ils sont tous classifiés au niveau SECRET».

Aujourd'hui, une enquête fédérale est en cours pour déterminer si Julian Assange a violé les lois pénales du pays avec le Cablegate, y compris l’Espionage Act, sans que le dépôt d’une plainte devant la justice soit clairement prévu. Assange pourrait-il être poursuivi? Un éditeur peut-il être poursuivi sans aller contre le 1er amendement pour avoir disséminé des informations vraies obtenues illégalement par une source? Slate.com tente de répondre à cette question complexe, à laquelle la Cour Suprême n’a pas répondu dans l’affaire des «Papiers du Pentagone», quand des documents classés secret défense avaient été publiés par le New York Times et le Washington Post. Pour Slate.com, la Cour Suprême autoriserait la justice à poursuivre Assange, le problème restant de réussir à l’amener au tribunal…

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