On sait à quel point la famille socialiste peut prendre d’exquis plaisirs à s’entre-déchirer. Mais il s’agit le plus souvent d’affaires de personnes, d’humeurs et d’ego décidément incompatibles, de courants opposés mais très largement souterrains. Le non-initié assiste généralement au spectacle sans disposer des sous-titres. Tel n’est plus le cas avec la question, on ne peut plus concrète, de la légalisation ou non de la pratique des mères porteuses –ou grossesse pour autrui (GPA). Le PS doit prendre officiellement position sur ce sujet lors d’un bureau national prévu ce mardi 30 novembre.
Or, comme l’expose avec une remarquable objectivité la fondation Terra Nova (groupe de réflexion proche du PS) ce parti est aujourd’hui divisé en deux camps, chacun développant des arguments radicalement opposés et qui, en toute hypothèse, ne pourront jamais parvenir à un consensus. L’un sera donc bientôt sacré vainqueur; l’autre aura alors perdu la bataille. L’enjeu idéologique est ici tout sauf mince. La pratique des mères porteuses représente-t-elle un progrès pour l’humanité, un nouveau droit à conquérir dans le champ de la dissociation de la sexualité et de la reproduction? S’agit-il, à l’opposé, de la dernière forme en date de l’aliénation marchande du corps de la femme?
L'offensive des poids lourds
La dernière et massive offensive émane du camp des opposants à la légalisation de cette pratique. Hautement réfléchie, elle fait doublement mal. D’une part du fait de la qualité de son argumentaire (longuement développé dans une note «portée» par les Prs René Frydman et Olivier Lyon-Caen). D’autre part par le renom et l’aura des personnalités qui l’approuvent. Cette note –qui ne craint pas de s’inspirer du titre d’une œuvre du dernier prix Goncourt («Mères porteuses: extension du domaine de l’aliénation»)– est en effet signée de quelques poids lourds de la gauche politique et intellectuelle. On retiendra par exemple (et par ordre alphabétique): Laure Adler, Sylviane Agacinski, Jean-Marc Ayrault, Alain Claeys, Caroline Eliacheff, Elisabeth Guigou, Gisèle Halimi, Benoît Hamon, Lionel Jospin, Jean Peyrelevade, ou Michel Rocard.
Il s’agit clairement ici d’une réponse au rapport du groupe de Terra Nova sur la bioéthique; rapport publié au printemps dernier et intitulé «Accès à la parenté: assistance médicale à la procréation et adoption». Ce groupe était quant à lui présidé par Geneviève Delaisi de Parseval (psychanalyste) et Valérie Depadt-Sebag (maître de conférences en droit). Et composé de Anne Cadoret, Monique Cerisier ben Guiga, Sylvie Epelboin, Véronique Fournier, Christine Frey, Martine Gross, Juliette Guibert, Serge Hefez, Dominique Mennesson, Jacques Milliez, Vincent Moisselin, Marie-France Morel, Dominique Neuman, Irène Théry et Pierre Verdier.
Au chapitre de la GPA on peut lire dans ce rapport:
«Ce qui est proposé ici est une reconnaissance limitée et encadrée de la GPA. La GPA serait dédiée, comme toutes les techniques d’assistance médicale à la procréation en France, à un objet strictement médical, pour pallier la stérilité utérine. Elle bannirait la commercialisation: il n’y a là aucune fatalité, la plupart des pays étrangers où elle a été légalisée ne révèlent aucune dérive mercantile. Elle s’inscrirait dans un protocole médical sécurisant le bien-être psychologique de la mère porteuse. Les travaux des psychanalystes étrangers sur les mères porteuses montrent que, sous certaines conditions (avoir déjà eu un enfant, ne pas être aussi la mère génétique de l’enfant…), ces femmes peuvent être heureuses de leur grossesse: elles aident des couples en détresse, souvent des amis ou des parents, dont elles sont le dernier espoir, là où la médecine a échoué, et elles en tirent une forte valorisation personnelle. Le lien entre la mère porteuse et l’enfant est reconnu, avec la suppression de l’anonymat. Le rapport propose aussi de reconnaître les GPA réalisées légalement à l’étranger. Le refus actuel menace gravement l’intérêt des enfants concernés.»
Les auteurs savaient bien évidemment que leur proposition ferait polémique.
«Les réticences collectives autour de la GPA sont intenses, écrivaient-ils. Elles dénoncent une technique de confort pour “career women” qui n’ont plus de temps à consacrer à la grossesse, ou pour stars qui veulent garder le ventre plat. Une commercialisation du corps humain, un nouvel asservissement des pauvres qui louent leur ventre pour l’enfantement des enfants des riches. Une aliénation du corps de la femme, dont l’utérus est instrumentalisé et ravalé au rang de couveuse. La négation de la grossesse et du lien fondamental créé entre la femme et l’enfant à naître qu’elle porte. Enfin, au plan moral, la violation de l’ordre naturel et la manipulation de la vie. Les dérives constatées aux Etats-Unis montrent que ces réticences sont légitimes.»
Ce sont précisément ces éléments que retient et développe le camp «adverse» reprenant, pour l’essentiel, des argumentaires architecturés déjà avancés par René Frydman et la philosophe Sylviane Agasinski. Un chapitre du texte cosigné par Lionel Jospin et Michel Rocard fait ici plus particulièrement mal. Il s’agit du cinquième, consacré à cette nouvelle aliénation et intitulé «Les mères porteuses, une cause régressive et un mauvais combat pour la gauche». Extrait:
«La pratique des mères porteuses renvoie fondamentalement à la notion d’aliénation, au sens de la transformation des capacités intrinsèques à un individu particulier en “objets”. Ici, l’objet est la fonction reproductive. La mère porteuse met son utérus à la disposition d'autrui. Elle ne vit plus pour elle-même mais pour un commanditaire, le temps de faire un bébé. Il ne devrait pas être besoin de convoquer Marx pour rappeler les progressistes favorables aux mères porteuses à la raison: pourtant, lorsque Marx dénonçait dans le rapport social capitaliste qui produit “une forme mutilée de l’existence”, une aliénation de l’homme, “marchandise humaine”», il parlait déjà de dégénérescence de l’être humain, de perte d’humanité. Etendre la logique marchande à la fonction reproductive c’est franchir une étape supplémentaire dans le sens de l’aliénation de l’être humain.»
Les signataires avancent en outre que le combat pour la légalisation des mères porteuses a ceci de particulier qu’il est porteur à la fois de «valeurs réactionnaires et ultralibérales» lesquelles ont pour originalité de prendre parfois l’apparence du progressisme le plus audacieux.
Réactionnaire en ce «qu’il donne une nouvelle actualité à la vision millénaire de la femme comme un “vase sacré”, portant la semence de l’autre, seule capable d’assurer la descendance du groupe et devant, à ce titre, être subordonnée à l’ordre masculin et contrôlée par lui». Réactionnaire au motif que l’Eglise catholique serait hostile à cette pratique alors même que le discours des partisans des mères porteuses est empreint de la sacralisation du biologique et de la vision irénique d’une mère porteuse forcément heureuse puisqu’elle participe à la création de la vie.
Ultralibérale, d’autre part, puisqu’il se fonde sur l’idée que toute suppression d’un interdit est par nature un progrès. Pour les signataires les choses sont claires: l’aliénation suprême est celle de son propre corps. Or c’est précisément ce à quoi tend la pratique des mères porteuses.
«Il est étrange de voir des gens de gauche, si critiques à l'égard de l'emprise du marché dans tous les domaines (santé, culture, etc) se montrer aussi indifférents au marché du corps, écrivent-ils. Alors que le marché procréatif s'étend partout là où la loi le permet, que les femmes sont incitées à vendre leurs ovocytes ou à louer leur ventre à des prix variables en fonction directe de leur niveau de vie, on ne peut faire semblant de se préoccuper uniquement de la beauté des dons gratuits. Aussi est-on stupéfait des arguments employés par les partisans de gauche d’une légalisation des mères porteuses.»
Comment peut-on à ce point être aveugle, expriment-ils en substance, pour imaginer un seul instant pouvoir faire ici un parallèle avec la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse? Comment ne pas voir aussi, dans la relative indifférence de beaucoup à la question des mères porteuses, l’expression d’un certain égoïsme social face à une pratique que ceux qui s’en font les promoteurs n’imaginent pas un instant pour leur mère, leur épouse ou leur fille?
Et pour finir :
«A la lecture du rapport du groupe Bioéthique de Terra Nova, et de l’engagement d’un certain nombre de personnalités de gauche, y compris issues du féminisme, pour la légalisation des mères porteuses, on en vient à se poser une question politique fondamentale: la gauche “progressiste” s'intéresse-t-elle encore aux progrès sociaux et aux progrès éthiques? A-t-elle une juste idée des formes modernes de l'aliénation ou de l'exploitation? S'intéresse-t-elle à l'emprise du marché sur le corps des femmes? Pour les rédacteurs de la présente note, engagés dans le camp progressiste, la réponse est claire: le combat pour la légalisation des mères porteuses n’est pas progressiste. (...)»«La confusion intellectuelle qui entoure ce débat illustre une dérive intellectuelle plus large à gauche, celle qu’exprime un égoïsme de privilégiés face à une aliénation pourtant évidente, qui pare du beau terme de “progressiste” une cause profondément réactionnaire (…) Il faut en effet un aveuglement inquiétant pour ne pas voir combien l'aliénation et l'exploitation, non seulement ne régressent pas, mais au contraire progressent sur différents fronts dans nos sociétés.Envisager sereinement de légitimer par la loi la réification de la femme, réduite à des “fonctions” (“fonction procréatrice”, “fonction gestatrice”… “fonction sexuelle” aussi) est absolument contraire à l'idée de progrès. La réification et la marchandisation légalisées du corps féminin ouvriraient des perspectives redoutables, au moment où apparaissent d’autres menaces, avec la pression exercée dans les médias, et bientôt au Parlement, pour un développement de la prostitution, qui serait la conséquence d’une réouverture des maisons closes, réclamée déjà par des parlementaires comme la députée (UMP) Chantal Brunel.»
Après un tel déluge d’obus de 75 que va-t-on pouvoir répondre de l’autre côté des tranchées? Rien de plus, sans doute, que les arguments désormais quelque peu fragiles développée au printemps; arguments développés dans le cadre plus général et «visionnaire» –lui aussi «progressiste»– qui voudrait que tous les couples aient le droit de «fonder une famille». Article 16 de la Déclaration universelle des droits de l’homme: «(...) l’homme et la femme (…) ont le droit de se marier et de fonder une famille.» Mais ce droit est limité pour les couples stériles et n’est pas reconnu pour les couples homosexuels (du moins en dehors des procédures d’adoption). Conclusion: il faut élargir le «droit à fonder une famille» aux couples qui ne peuvent pas avoir d’enfant par voie naturelle. D’abord pour cause de stérilité, ensuite pour cause «d’orientation sexuelle». Permettre, en d’autres termes, à des couples d’hommes d’avoir des enfants grâce à des dons de cellules sexuelles féminines et l’offre de service de mères porteuses.
Ce camp retranché pourra toujours, pour partie, se prévaloir d’une opinion générale semble-t-il assez favorable à la GPA. En l’absence d’écrits plus explicites de Marx, Jaurès, Blum, Mendès et Mitterrand le bureau national du PS devrait répondre, mardi 30 novembre, à une question de taille: où est ici selon lui le progrès, où est la régression? Dans l’attente des prochains épisodes du palpitant feuilleton des primaires la réponse ne sera pas, non plus, dénuée d’intérêt.
Jean-Yves Nau