Culture

Kanye West, la Nadia Comaneci de la pop

Temps de lecture : 8 min

Son cinquième album, «My Beautiful Dark Twisted Fantasy», a obtenu 10.0 sur Pitchfork, le média de référence de la musique indé. Une première depuis huit ans. Kanye West a t-il atteint la perfection ou Pitchfork a t-il voulu faire un coup?

Kanye West aux BET Awards 2010 à Los Angeles. REUTERS/Mario Anzuoni.
Kanye West aux BET Awards 2010 à Los Angeles. REUTERS/Mario Anzuoni.

Quel est le point commun entre Nadia Comaneci, Leo Messi et Kanye West? Ils ont tous les trois obtenu la note de 10 sur 10 sur l'échelle de référence de leur domaine. Le 18 juillet 1976, le tableau des J.O. de Montréal affichait un 10.0 pour la gymnaste roumaine, une première historique; le 7 avril 2010, L'Equipe décernait un 10 au footballeur argentin après un quadruplé en Ligue des champions, une première depuis treize ans; le 22 novembre 2010, le site Pitchfork, sorte de Rolling Stone de l'ère numérique, arbitre des élégances de la musique indé dont il constitue le nouvel «establishment» selon le New York Times, notait 10.0 le cinquième album de Kanye West, My Beautiful Dark Twisted Fantasy. Une première pour un artiste hip-hop.

Le premier 10.0 depuis 2002

Une note ne s'apprécie qu'en comparaison des notes précédentes. À l'annonce de celle décernée par Pitchfork, le milieu de la musique s'est jeté sur Wikipedia pour retrouver le dernier 10.0 décerné par le webzine. Surprise, il fallait remonter huit ans en arrière pour trouver trace d'une telle note, pour l'album Yankee Hotel Foxtrot de Wilco. Pour situer un peu le niveau, nous avions placé ce disque en tête de notre classement Slate des meilleurs albums de la décennie 2000.

Si l'échelle de Pitchfork est constante, les années 2010 s'ouvrent donc sur un nouveau référentiel signé Kanye West. Mais est-elle vraiment constante? On peut en douter, cette notation devant naviguer entre quatre écueils: une fausse scientificité, une tentation permanente du troll, une volonté de poser pour la postérité en direct et un vieux fond de passéisme.

La tentation scientifique

Au départ purement «écrite», la critique culturelle s'est progressivement dotée de notes, mais aucune publication n'a poussé le principe aussi loin que Pitchfork. Avec une échelle d'une précision chirurgicale comprise entre 0.0 et 10.0 (soit 101 possibilités contre 11 pour Rolling Stone et ses cinq étoiles ou cinq pour Télérama et les célèbres «clefs»), le webzine fige l'actu musicale dans une hiérarchie qui paraît quasi-scientifique. Une approche revendiquée par Ryan Schreiber, son patron:

«J’apprécie le côté précis [des notes]. Si un disque obtient environ 7 sur 10, je veux savoir quel genre de 7 c’est: un petit 7, ou quelque chose qui se rapproche d’un 8? Ceux qui ne sont pas obsédés par la musique trouveront cela excessivement pointilleux, mais moi, je veux savoir!»

Ce côté mathématique a d'ailleurs été moqué, par exemple par un article du site satirique américain The Onion intitulé «Pitchfork donne un 6.8 à la musique», qui commençait ainsi: «La musique, un mode d'expression créative constituée de sons et de silence assemblés pendant une certaine durée, a reçu une note de 6,8 sur 10 dans une chronique publiée par le célèbre site de critique musicale Pitchfork».

Or, les notes de Pitchfork, même si elles reflètent l'opinion générale du site et «ne sont pas attribuées à la légère», selon le New York Times, sont évidemment biaisées. Pour ce site très prescripteur (2 millions de visiteurs uniques par mois), elles se révèlent, en fait, aussi psychologiques que le prix d'un objet: de même qu'une entreprise fera payer son produit 9,99 euros plutôt que 10, Pitchfork préfère noter de manière «arrondie», privilégiant, selon une étude statistique, les notes en «.0» aux notes en «.9».

Il existe donc parfois un gouffre entre deux disques séparés d'un dixième de point. La principale barre psychologique est à 8.0, celle qui sépare les disques moyens des grands disques. Comme l'expliquaient il y a un an des représentants des labels indie Merge et Secretly Canadian, «souvent la chronique est enthousiaste et alors vous voyez une note du genre 6.9 et vous dites: "OK, merci du cadeau"», car «tout ce qui est en-dessous de 7.6 ou 7.7 est une non-chronique». Le site Pitchify a longtemps proposé une sélection d'albums sur Spotify uniquement basée sur le critère «a obtenu au moins 8.0 sur Pitchfork» (depuis, les critères ont été élargis à d'autres sites), le reste de l'actu musicale passant à la trappe. On comprend le raisonnement: pourquoi acheter un micro-ondes qui n'a pas obtenu au moins 16 sur 20 dans Que Choisir?

La tentation du troll et du LOL

«Performances, fiabilité, principales pannes, générateur d'ondes, niveau sonore, nettoyage... autant de critères à prendre en compte lors du choix d'un micro-ondes plutôt qu’un autre», prône Que Choisir. Forcément, sur la musique, les critères scientifiques sont plus flous. La note permet parfois de ramasser et de simplifier à l'extrême un raisonnement, de choquer ou surprendre, de créer la polémique. Bref, de troller. Le site ne s'est d'ailleurs pas interdit la caricature dans le passé, attribuant un 0.0 à un album de Sonic Youth (groupe qui, dans ses meilleurs moments, vaut un 10.0). Un peu comme si toute l'équipe de France avait pris un 0 dans L'Equipe après France-Mexique. Encore plus fort, Robert Pollard, leader des Guided by Voices, avait obtenu pour un même disque la note de 0.0 et 10.0 en 2005. Cette tentation du troll et du LOL a atteint son apogée avec un album de British Sea Power noté «U.2» et deux critiques dignes de 4chan, Black Kids et ses LOLdogs, et Jet et le singe qui boit son urine.

C'est le paradoxe de Pitchfork, qui sait ne pas se prendre au sérieux, mais qui sera toujours pris très au sérieux. Le 10.0, c'est un peu le Goncourt de la musique indé, un bandeau rouge qui impose le respect et qui écrase tout débat sur la concurrence. Sauf qu'on imagine mal le jury du Goncourt attribuer une vidéo de singe qui pisse au dernier Marc-Edouard Nabe. Inévitablement, la question se pose: «10.0 à Kanye, non mais, vous êtes sérieux?!».

La tentation prophétique

Pour une bonne partie du public, Pitchfork incarne aussi jusqu'à la caricature le rock indé et les groupes «mineurs», cette musique qui, pour reprendre une célèbre formule de Philippe Manoeuvre sur les Strokes, «n'a pas changé votre vie, mais a changé vos baskets». Or, beaucoup de critiques ne se veulent pas seulement exégètes mais aussi prophètes, rêvent de faire un coup visionnaire comme celui de Jon Landau quand il écrivait en 1974: «J'ai vu le futur du rock'n'roll, il s'appelle Bruce Springsteen».

Cette tentation prophétique, cette envie de faire l'Histoire, transpire de la critique de Pitchfork. Il suffit pour le voir d'en éplucher les noms propres, au-delà des featurings du disque: Michael Jackson (le mort le plus médiatisé de l'histoire du rock), Twitter et Facebook (les sites les plus en vue de la fin de la décennie, Kanye West ayant d'ailleurs été sacré musicien numéro un sur Twitter par Pitchfork), Taylor Swift (la chanteuse country face à qui West avait fait irruption lors des VMA Awards 2009, suscitant un mème et un sarcasme d'Obama) ou encore Radiohead (dont le Kid A, autre 10.0 décerné par Pitchfork en 2000, était sans doute le dernier exemple d'euphorie critique aussi marquée). Un casting auquel il ne manque que George Bush, qui écrit dans ses mémoires Decision Points que les critiques que lui avaient adressé West au moment de Katrina constituaient un des moments les plus pénibles de sa présidence.

Voilà pour West comme symbole des années Bush/Obama, résumées en ces quelques lignes du morceau «Power»: «Colin Powells, Austin Powers/Lost in translation with a whole fuckin’ nation/They say I was the abomination of Obama’s nation/Well, that’s a pretty bad way to start the conversation». S'il fallait trouver un centre à cette Obamanation, cela serait sûrement Chicago, sa ville d'élection où il célébra sa victoire le 4 novembre 2008. La ville, aussi, où est basé Pitchfork et où a grandi Kanye West. Comme si deux des premières phrases de son album —«Can we get much higher? So high, so high» et «I fantasized 'bout this back at Chicago»— renfermaient toute son interprétation historique et répondaient par anticipation à son accueil critique par Pitchfork, et au-delà par internet. Comme si, au-delà d'un disque fantastique, la note et la critique de Pitchfork synthétisaient les symboles d'une décennie passée et à venir et la fièvre virale du moment, créant ce quasi-oxymore: la postérité instantanée.

La tentation passéiste

Avant Kanye West, Pitchfork avait couronné onze disques d'un 10.0, tous sortis entre 1996 et 2002. Mais le webzine a surtout fait rentrer dans son Panthéon personnel des rééditions: 54 disques de retour dans les bacs ont obtenu la note maximale, des Beatles au Velvet Underground, en passant par le dernier en date, Weezer. Ce qui donne une cartographie bien particulière de l'histoire de la pop, dans laquelle les années 2000 sont pratiquement absentes et les années 90 surreprésentées. Il faudra sans doute attendre que Discovery soit réédité avec en cadeau collector un masque de robot pour que Daft Punk accède au 10.0.

La consécration de Kanye West peut se voir comme un rattrapage sur les années 2000, car My Beautiful Dark Twisted Fantasy n'ouvre pas vraiment la voie aux années 2010, mais reprend une dernière fois la formule miracle de la décennie précédente, le mélange en milieu hip-hop du mainstream et de l'expérimentation qu'avaient théorisé The Neptunes et Timbaland. L'album n'a pas l'unicité troublante du disque précédent de Kanye West, ce 808's & Heartbreak entre déprime et autotune, mais plutôt la mégalomanie géniale d'un disque de vieux producteur à la Jay-Z qui fait main basse sur la programmation de MTV sur six mois.

Pour reprendre l'analogie littéraire, My Beautiful Dark Twisted Fantasy n'est pas le meilleur Kanye (ce n'est pas le débat), c'est plutôt Kanye édité dans La Pléiade. Le Guardian a d'ailleurs peu goûté son côté best of copieux, jugeant que le disque constituait «un banquet médiéval où, juste quand vous vous sentez calé et un peu nauséeux, on sort le cochon grillé». Si Pitchfork appliquait ses seuls critères scientifiques, il lui aurait mis une note autour de 9.5. Mais pour l'ensemble de son oeuvre —ses cinq disques, sa mégalomanie, ses dialogues avec la Maison Blanche, son dérapage face à Taylor Swift, son Twitter kikoolol–, Kanye West vaut bien un 10.0. Les années 2000 aussi.

Vincent Glad et Jean-Marie Pottier

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