Qui est la plus célèbre femme de l’antiquité gréco-romaine? Sans aucun doute possible Cléopâtre. D’ailleurs, vous allez avoir du mal à trouver des noms pour la deuxième et la troisième place (la poétesse grecque Sappho? Aspasie, l’épouse de Périclès?). Reine d’une terre exotique et fabuleusement riche, mariée deux fois à ses frères beaucoup plus jeunes qu’elle, maîtresse de Jules César et de Marc Antoine, grande dilapidatrice des trésors royaux, femme d’Etat au pouvoir immense, suicide glamour... Les poèmes, tableaux, récits, œuvres lyriques et théâtrales évoquant Cléopâtre sont impossible à dénombrer.
Et pourtant, comme le prouve Stacy Schiff dans Cleopatra, une biographie aussi dense que passionnante, la plupart des choses que nous pensons savoir d’elle sont fausses. Elle n’était pas d’origine égyptienne, mais grecque, dernière héritière de la dynastie fondée par Ptolémée, général d’Alexandre le Grand, en 305 avant Jésus-Christ. Elle régnait depuis Alexandrie, une ville grecque. Elle n’était peut-être pas aussi belle qu’on l’a raconté. Une pièce frappée de son visage montre une femme au nez crochu et au menton proéminent arborant une expression peu amène. Et si elle ressemblait à ses ancêtres, elle était peut-être même, accrochez-vous, grassouillette. Une amante insatiable? Elle n’a connu que deux hommes. Il est fort peu probable qu’elle se soit suicidée en se faisant piquer par un aspic caché dans un panier de figue. Je vous ai dit qu’elle avait eu quatre enfants? Pas étonnant qu’on l’ait adorée comme une déesse.
Orient exotique, lascif et efféminé
Pour un biographe, séparer un tel personnage historique des mythes qui l’entourent n’est pas une mince affaire. Tout d’abord, les informations dont nous disposons sont aussi rares que parcellaires. Ainsi, les historiens n’ont en leur possession qu’un seul écrit de sa main, un mot grec signifiant «Que cela soit fait», apposé à un décret relevant du code des impôts. Ce que nous savons d’elle nous vient de sources romaines, ou influencées par les Romains: Plutarque, Dion, Salluste, Suétone et quelques autres. Leurs récits ont été écrits bien après la mort de Cléopâtre et tous cherchaient avant tout à redorer le blason de Rome, et en particulier d’Octave, futur Auguste, qui avait triomphé de la reine d’Egypte.
C’étaient également des misogynes forcenés, pour qui l’idée même d’une femme de pouvoir était dangereuse et contre-nature. Dans un tropisme qu’Edward Said aurait trouvé tristement ordinaire, Cléopâtre représente dans ces écrits l’Orient exotique, lascif et efféminé qui menace de corrompre la droiture morale et virile de Rome. Enchaîner les maîtresses était une chose —César et Marc Antoine étaient de prodigieux coureurs de jupons— mais constater que les deux plus grands guerriers de l’époque ne pouvaient pas résister à une femme, étrangère de surcroît, était profondément troublant. Un phénomène aussi étrange ne pouvait s’expliquer que par l’usage de la magie ou de potions, deux spécialités égyptiennes.
La Cléopâtre décrite par Schiff est pugnace, audacieuse et intelligente. Elle était très cultivée et experte en rhétorique. D’après Plutarque, elle parlait au moins huit langues (vraiment? Sur ce point, je crois détecter un brin d’exagération), dont l’égyptien, qu’elle était la première de la lignée des Ptolémée à apprendre depuis 300 ans. Elle gouverna l’Egypte avec sagesse, même s’il faut noter que 50% du PIB partaient en impôts pour finir dans ses coffres. Remarquons aussi qu’elle ne faisait assassiner ses parents (une tradition familiale) que lorsque c’était strictement nécessaire.
Mais surtout, elle avait un formidable instinct de survie et elle ne renonçait jamais. Lorsqu’un coup d’Etat fomenté par son premier mari/frère déclenche une invasion romaine et la force à se réfugier dans le désert syrien, elle se fait ramener dans son palais, désormais occupé par César, dans un grand sac (et non un tapis, comme le dit la légende). On ne sait si leur liaison fut motivée par la passion ou le calcul politique (ou les deux), mais peu de temps après, elle fait un long séjour à Rome. César l’installe dans une villa située de l’autre côté de la ville par rapport à la demeure qu’il habite avec son épouse, et fait élever une statue dorée de Cléopâtre dans le temple de Vénus. Cléopâtre accouche bientôt d’un fils qu’elle n’hésite pas à nommer Césarion et que César reconnaît. Pour les Romains qui, pour employer un euphémisme, laissaient peu d’indépendance aux femmes, tout cela était à la fois choquant et fascinant. Sous le charme, les femmes de la haute société se mirent à imiter sa coiffure en «melon», faite de petites tresses rassemblées en un chignon relâché.
Déchéance ridicule
Sa liaison avec Marc Antoine a peut-être servi d’inspiration à Shakespeare, elle n’en reste pas moins sa plus grave erreur. Il aurait été plus avisé de rester en dehors des conflits politiques qui déchiraient Rome et allaient se transformer en guerre civile. En plus, je n’arrive pas à voir ce qu’elle a pu trouver à ce boit-sans-soif prétentieux qui se vantait de descendre d’Hercule. Envoûté, Marc Antoine divorce de son épouse Octavia, la belle et vertueuse sœur d’Octave, abandonne ses enfants et, au cours d’une cérémonie ostentatoire qu’on appellera par la suite la Donation d’Alexandrie, il promet publiquement des provinces romaines, et même des pays entiers, aux trois enfants qu’il a eus avec la reine d’Egypte.
Leur longue déchéance aura un côté un peu ridicule, entre les manœuvres militaires absurdes, les bacchanales endiablées et une hystérie largement partagée. Alors qu’Octave s’apprête à les encercler suite à sa victoire à la bataille d’Actium, Marc Antoine rate son suicide et on doit le hisser, à moitié mort, jusqu’à la chambre de Cléopâtre sur un échafaudage de fortune. Cléopâtre fait une sortie plus digne car elle a su se préparer à l’immortalité en testant des poisons sur des prisonniers.
Ce sont les détails comme celui-là qui m’empêchent de considérer les figures de l’Antiquité comme des gens ordinaires. On commence par se dire qu’ils sont un peu comme nous: Marc en gosse de riche qui joue aux durs, Cléo en femme moderne qui gère sa carrière et les gosses. Mais ensuite, on les trouve en train d’assassiner un pauvre type pendant qu’un esclave leur épluche un grain de raisin. Mieux vaut essayer de s’imaginer le monde où vivait Cléopâtre, plutôt que la reine elle-même. Cela tombe bien, car Schiff sait évoquer la glorieuse Alexandrie dans toute sa splendeur multiculturelle:
«La journée, Alexandrie est envahie par le bruit des chevaux et des attelages, par les cris des vendeurs d’avoine ou de pois chiches, des comédiens de rue, des devins et des usuriers. Les étals d’épices embaument les rues de senteurs exotiques portées par une brise marine épaisse et salée. Des ibis noirs et blancs arpentent chaque carrefour de leurs longues pattes, à la recherche de petits déchets. […] Ville à la fois sensuelle et intellectuelle, Alexandrie est le Paris de l’Antiquité, hautaine par ses manières, splendide par son luxe, le lieu idéal où se ruiner, écrire des poèmes, trouver (ou oublier) un amour, retrouver la santé, devenir quelqu’un d’autre ou, tout simplement, faire le point après avoir conquis des pans entiers de l’Italie, de l’Espagne et de la Grèce en remportant des batailles homériques»
Une importance historique assez modeste
Quelle fut l’importance historique réelle de Cléopâtre? Assez modeste, selon l’historien de l’époque classique Adrian Goldsworthy, dont le nouveau livre, Antony and Cleopatra, résiste au révisionnisme pseudo-féministe et vise à démontrer que Marc Antoine fut bien le personnage principal de cette saga. Il est d’ailleurs assez injuste que le livre de Goldsworthy ait été éclipsé par celui de Schiff. C’est un ouvrage clair et fouillé, qui explique de manière remarquable des évènements politiques ou militaires souvent confus.
Certes, Cléopâtre fut le dernier monarque indépendant d’Egypte jusqu’à l’époque moderne, mais l’Egypte hellénistique était déjà un royaume, et une civilisation, sur le déclin, et, dans les faits, un satellite de l’Empire romain. Après tout, ce furent les légions romaines qui remirent le père de Cléopâtre sur le trône après qu’il en ait été chassé par une révolte. De même, Cléopâtre dut consacrer la plus grande partie de ses efforts à empêcher Rome d’annexer purement et simplement l’Egypte, tentatives de résistance qui finirent par échouer même si, pendant quelques années, la reine contrôla une vaste partie du monde méditerranéen. Si elle avait pris le parti d’Octave, nous pourrions parler d’elle comme du sauveur de la culture hellénistique. Mais les choses étant ce qu’elles sont, il est assez difficile d’affirmer qu’elle a vraiment marqué le monde antique.
Bien sûr, il en est tout autrement dans l’univers des légendes, où Cléopâtre domine depuis 2000 ans le panthéon des reines redoutables et des amantes terribles. Schiff a beau faire son possible pour dissiper les mythes (qu’ils soient romantiques, misogynes ou les deux), ce qui les sous-tend (les sentiments ambivalents suscités par les femmes de pouvoir) est beaucoup trop fort pour être dispersé par une interprétation différente des mêmes données historiques, surtout lorsque celles-ci sont si fragmentaires. De ce fait, loin de démanteler les stéréotypes, Schiff en crée d’autres. Avec ou sans aspic, avec ou sans tapis, la Cléopâtre qu’elle dépeint reste une orientale sexy et tentatrice, la seule différence étant qu’elle est cette fois intelligente, courageuse et experte en droit fiscal. Certains mythes sont indestructibles, la meilleure preuve en est que Sony va se baser sur le livre de Schiff pour tourner un film avec dans le rôle de Cléopâtre… Angelina Jolie. Quelque chose me dit qu’elle ne portera pas un faux nez crochu.
Katha Pollitt
Traduit par Sylvestre Meininger