Le Masters de tennis, qui se déroule à Londres jusqu’au 28 novembre, réunit les huit meilleurs joueurs du monde parmi lesquels, bien sûr, Roger Federer qualifié pour la 9e année consécutive. Le déclin du champion suisse, âgé de 29 ans, n’est pas encore vraiment à l’ordre du jour. En 2010, il a gagné le 16e titre du Grand Chelem de sa carrière et demeure n°2 mondial, à bonne distance toutefois de Rafael Nadal.
Voilà dix ans, il aurait été proprement inimaginable d’anticiper semblable destin pour un jeune joueur certes talentueux, mais qui ne paraissait pas taillé pour se construire un palmarès aussi monumental. Il pouvait bien avoir été champion du monde juniors en 1998, il n’en restait pas moins une somme de questionnements à son sujet.
Ma première rencontre avec lui date de 1999 au tournoi de Miami. Aussi élancé et mince qu’un palmier floridien, il présentait alors une drôle de tête avec une tignasse jaune paille consécutive à une décoloration du «meilleur» effet. Rien à voir avec l’élégance d’aujourd’hui, toujours bien mis et bien coiffé fréquentant assidûment la papesse de la mode, Anna Wintour, qui a les yeux de Chimène pour lui et le suit comme une groupie à travers le monde. (photo: capture d'écran de la vidéo «Childhood»)
A 18 ans, comme tout adolescent, l’espoir venu de Bâle se «cherchait», mais il semblait beaucoup tâtonner à l’époque comme s’il répugnait à aborder le monde des adultes, si bien qu’il était aisé, en l’interviewant, de ne pas le prendre tout à fait au sérieux.
Issu d’une famille de la classe moyenne suisse, Roger Federer fut un enfant «difficile» si l’on veut bien reprendre la description de ses parents, Robert et Lynette, sa maman sud-africaine, dans l’autobiographie autorisée du champion suisse The Roger Federer story, quest for perfection, écrite par le journaliste suisse René Stauffer. Impulsive, leur progéniture avait la gentille habitude de tout envoyer balader quand un obstacle se trouvait sur sa route.
«Les défaites étaient de vrais désastres pour lui, se rappelle son père. Et quand il n’aimait pas quelque chose, il pouvait devenir très agressif. Les dés et tous les jeux de société volaient à travers la pièce.» «Quand son père lui donnait quelques conseils sur le court de tennis, il ne le regardait même pas», se remémore sa mère. En tournoi, les crises de larmes étaient devenues un rituel pour lui quand le fil du match lui échappait. Ses raquettes étaient, elles, carrément maltraitées et souvent réduites en morceaux.
«Depuis que je suis tout bébé, j'ai l'habitude de chercher le sommeil en mettant de grands coups de boule dans mon oreiller!, avouera l’intéressé quelques années plus tard. Je me couche sur le ventre et je tape avec ma tête. Quand je suis énervé, ça peut durer longtemps. C'est un truc bizarre et j'aimerais vraiment comprendre d'où ça peut venir. A un moment, je me suis même demandé si je n'étais pas un peu “cinglé” mais, il y a quelques mois, des amis m'ont dit que leur petit garçon faisait pareil. Depuis, je me dis que ça ne doit pas être bien grave et puis, avant de corriger ça, je dois finir de travailler sur tout ce qui bloque encore mon tennis.»
L’apprentissage de la vie de champion de Federer a ressemblé, en fait, à un joyeux désordre traversé par de nombreuses turbulences, notamment lors de ses séjours au sein des tennis-études d’Ecublens et de Bienne.
«Il lui arrivait même de s’endormir pendant les cours, se rappelle l’une de ses enseignantes. A l’école, il n’avait aucune ambition, il poursuivait seulement le but de devenir joueur professionnel. Il manquait de discipline lorsqu’il s’agissait d’étudier.»
Christophe Freyss, son entraîneur (français) à Ecublens entre l’âge de 14 et 16 ans, s’était confié en ces termes à L’Equipe il y a quelques années:
«Ce n’était pas un prodige du tennis. On ne pouvait pas imaginer, à voir sa technique, son jeu de jambes ou son attitude, qu’il deviendrait un si grand champion. (…) Il n’était pas stable, il était très colérique sur le terrain.»
Un autre Français, Paul Dorochenko, en charge de sa préparation physique, l’a suivi de près pendant trois ans, entre 17 et 20 ans. Il en a gardé quelques souvenirs amusés et contrastés:
«C’était un jeune joueur évidemment talentueux. Mais il avait un défaut. Il faisait le con à tout propos. En 1998, alors qu’il était en passe de devenir champion du monde lors de l’Orange Bowl en Floride, il a fait l’imbécile en sautant à la corde. Et il s’est foulé salement la cheville, ce qui ne l’a pas empêché de s’imposer. C’était un joueur très compliqué à gérer. Il avait été bien éduqué par ses parents dans la mesure où il était sympa et où il ne cherchait jamais à être méchant à travers ses blagues incessantes, mais il était extrêmement caractériel. Il fallait le punir de temps en temps comme lorsqu’on l’avait fait lever, en plein hiver, à 6h du matin afin de nettoyer les courts avant le début de l’entraînement. Nous étions obligés de lui mener la vie dure en permanence. Il travaillait sur le court, mais nous devions le reprendre constamment au niveau de l’attitude. Un jour, je me rappelle, qu’il nous avait mis hors de nous alors que l’on venait d’inaugurer de nouvelles bâches au centre d’entraînement. Il a voulu les “tester” en balançant l’une de ses raquettes qui a cisaillé littéralement la bâche toute neuve. Je me souviens encore de sa mère me disant: “Je doute beaucoup que mon fils soit intelligent en raison de son indiscipline, notamment à l’école”.»
En 2001, dans une interview à Tennis Magazine, le dissipé Roger Federer était revenu sur son passé agité, avouant qu’il avait «besoin d’être remis à ma place». Aujourd’hui, le voilà donc à une autre place: sur un piédestal, jugé par beaucoup comme le meilleur joueur de l’histoire grâce à son talent, mais aussi l’énormité de son travail. Pour vaincre ses démons, le sextuple vainqueur de Wimbledon, devenu une sorte de sage incarnant une forme de perfection, admet avoir eu recours à un psychologue jusqu’en 2000. Mais la mue a été telle et la métamorphose si totale qu’il est impossible d’imaginer que ces quelques mois de travail aient eu entièrement raison de son premier personnage. «Je pense que l’intensification de sa préparation physique, nécessaire au plus haut niveau, l’a également façonné mentalement, analyse Dorochenko. Pour le garder en concentration, j’avais l’habitude, par exemple, de le faire courir pendant une heure alors que c’était un travail sans utilité sur le plan physiologique, mais cela le “cadrait” dans sa tête.»
Deux autres personnages ont également et probablement transformé son existence: Peter Carter, son premier entraîneur important sur le circuit professionnel, et Mirka Vavrinec, devenue son épouse et la mère de deux petites jumelles.
Le premier, Australien, était un homme très rigoureux et très strict qui a fait grandir Federer à la fois en tant que joueur et en tant qu’homme. Sa mort tragique, en 2002, dans un accident de la route en Afrique du Sud, a marqué profondément Federer que l’épreuve a vraisemblablement endurcie.
La seconde, une ancienne joueuse rencontrée lors des Jeux olympiques de Sydney en 2000, ne l’a plus quitté depuis, régentant plus ou moins sa vie et lui offrant une étonnante stabilité affective à partir de l’âge de 19 ans, à une période de la vie où il est plutôt «logique» d’enchaîner les expériences, particulièrement sur un circuit masculin où abondent les jolies filles dans les organisations des différents tournois. «La carrière de Mirka a été abrégée par des blessures et comme c’était une fille très ambitieuse, elle a peut-être transféré sa soif de réussite vers Federer», suggère Paul Dorochenko.
Ce dernier estime, toutefois, que le premier Federer n’est pas encore complètement mort. «Sur le plan extérieur, il a opéré un virage à 180° en réussissant le tour de force d’être un “autre”, juge-t-il. Mais le vrai Federer est encore là quand on le voit craquer lors de la finale perdue contre Nadal à l’Open d’Australie en 2009 ou donner l’accolade à l’Espagnol à chaque fois qu’il s’incline contre lui alors qu’il est prêt à briser le filet avec son autre main.»
Reste aussi cette part de mystère lié aux êtres d’exception. Ce génie incernable qui ne s’explique pas.
«Je crois qu’il a décrété un jour qu’il devait se comporter impeccablement et qu’il a “bloqué” quelque chose en lui pour devenir une sorte de Borg, conclut Dorochenko. Mais pour l’avoir côtoyé pendant longtemps, je peux dire que jamais, ô grand jamais, je n’aurais imaginé qu’il deviendrait un joueur d’une telle envergure.»
Yannick Cochennec