Un mois avant la conférence de Durban II contre le racisme, les pays musulmans ont fait voter au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies, une résolution condamnant la «diffamation des religions». La critique des religions sera-t-elle bientôt interdite et punie par le droit international?
La question se pose avec insistance devant l'obstination de certains pays musulmans, parmi les moins tolérants, à vouloir faire aboutir devant les Nations-Unies, une législation pour «combattre efficacement», notamment dans les médias, «la diffamation et l'incitation à la haine des religions en général, de l'islam et des musulmans en particulier». Sur ce thème, une fracture est en train de naître, opposant les pays musulmans à l'Occident qui dénonce, dans ce concept de «diffamation des religions», un voile pudique destiné à cacher de nouvelles discriminations contre les minorités religieuses et à justifier des atteintes à la liberté d'expression des croyants.
Présentée par le Pakistan et soutenue par l'Organisation de la conférence islamique (OCI), une résolution a été examinée le 26 mars à Genève au Conseil des droits de l'homme de l'ONU et adoptée par une majorité de pays-membres. Ce texte s'inquiète des amalgames entre islam et terrorisme, des stéréotypes négatifs qui courent sur les religions et des incitations médiatiques à la haine religieuse, en particulier depuis le développement d'Internet. Il souligne que l'exercice de la liberté d'expression devrait entraîner des contreparties et supporter même des limitations. La diffamation des religions constitue, note la résolution, «une grave atteinte à la dignité humaine, conduisant à des restrictions de la liberté religieuse de ses adeptes, à une incitation à la haine religieuse et à la violence».
Cette motion a été votée par vingt-trois pays-membres des Nations-Unies: l'ensemble des pays musulmans, la Chine, la Russie, Cuba, l'Afrique du Sud et des «non-alignés» comme la Bolivie ou le Nicaragua. Onze se sont prononcés contre: les pays de l'Union européenne, la Suisse, le Canada, le Chili, etc. Treize se sont abstenus, dont l'Inde, le Japon, l'Argentine, etc.
Ce n'est pas la première fois que les pays musulmans, à coup de résolutions onusiennes, de déclarations ou conférences mondiales, font pression sur la communauté internationale pour tenter d'imposer ce concept de «diffamation des religions». Leur campagne avait pris une vigueur nouvelle après les attentats du 11 septembre 2001 et la puissante vague d'islamophobie qui s'en était suivie. Pour eux, l'islam est la victime d'une stigmatisation croissante dans l'opinion mondiale, tenue pour responsable de l'assassinat par des fanatiques, du réalisateur néerlandais d'extrême-droite Theo Van Gogh en 2002; puis de «l'affaire des caricatures» de Mahomet, partie de la presse danoise en 2005, au retentissement considérable dans tous les pays musulmans.
Le «lit de l'intolérance»
Quelle chance cette campagne contre la «diffamation des religions» a-t-elle un jour d'aboutir?
Reprenons les termes de la controverse qui vient d'éclater aux Nations-Unies. Sous les apparences de la bonne foi et de la liberté des croyants, cette notion de diffamation des religions est plus qu'ambigüe. Ses adversaires dénoncent un concept qui, d'abord, n'a aucune base «dans le droit national ou international» et qui est en contradiction avec le principe même des droits de l'homme: celui-ci protège les individus contre les violences et non pas les croyances contre un examen critique. Ils redoutent ensuite, que l'ONU soit utilisée dans cette affaire pour légitimer les lois anti-blasphème qui existent dans des pays comme l'Afghanistan, le Pakistan, l'Egypte ou l'Arabie Saoudite; pour restreindre la liberté de religion, d'expression et de presse, pour réduire au silence les dissidents et les minorités religieuses.
Il n'appartient pas aux Nations-Unies de discuter de la «diffamation des religions», expliquait Terry Cormier, représentant du Canada, pour justifier le vote de son pays hostile à la résolution musulmane du 26 mars. Le principal reproche adressé au texte est de ne pas distinguer entre la «critique de la religion » (légitime au regard des droits de l'homme et saine pour la démocratie) et la «haine des croyants ». «On ne doit pas mélanger discrimination et diffamation », observait l'Allemand Konrad Scharinger, au nom de l'Union européenne. « La discrimination est couverte par les législations nationales et par le Pacte international sur les droits civils et politiques qui prohibe fermement toute incitation à la haine religieuse. L'Europe condamne l'islamophobie, la christianophobie et la violence envers les autres religions, mais elle pense qu'il n'y a pas lieu de protéger une religion en particulier».
A la veille du vote des Nations-Unies, un collectif de 183 organisations non-gouvernementales (ONG), représentant quelque 46 pays, avait mobilisé les membres de l'ONU contre un projet de résolution qui cherche «à restreindre, et non à promouvoir» la liberté d'expression. Pour l'une d'elle, l'International Humanist and Ethical Union (IHEU), ce texte est inutile et dangereux: «Au lieu de protéger les musulmans de la haine, il risque d'exacerber les tensions entre les communautés religieuses»
Position partagée par le parlementaire américain Trent Franks, co-président du Caucus international pour la liberté de religion au Congrès: «Présenté comme protégeant la pratique religieuse et la tolérance, le concept de diffamation des religions fait, en réalité, de lit de l'intolérance. Il donne le droit aux extrémistes religieux et aux gouvernements répressifs de supprimer toute critique de la religion dominante. Beaucoup de pays qui promeuvent ce concept criminalisent la diffamation, le dénigrement, l'insulte et le blasphème de l'islam.»
La droit au blasphème
En effet, dans les pays qui répriment le blasphème, insulter l'islam ou son Prophète est passible de la peine de mort. En Egypte, un bloggeur Abdel Kareem Amer Soliman a été récemment condamné à quatre ans de prison pour avoir prétendument insulté l'islam. Un professeur de l'Université du Caire a été déclaré «apostat» pour avoir exhorté ses étudiants à interpréter certains passages du Coran de façon métaphorique. En Iran, un académicien a été condamné à mort pour avoir appelé à la réforme de l'islam. La liste est longue.
Outre le cas des dissidents, comment ce concept de «diffamation des religions» pourrait-il aider en quoique ce soit des minorités religieuses, souvent mal traitées par la religion dominante? A preuve, les violences qui ont éclaté en 2008 dans l'Etat indien de l'Orissa contre des chrétiens accusés d'avoir voulu convertir des hindous. Ou l'interdiction de la minorité bahaïe en Iran, qui a subi l'an dernier de nouveaux emprisonnements. Ou les persécutions en Chine contre les Tibétains ou les adeptes du Falung Gong. «Toute religion dominante peut être considérée comme la ... diffamation d'une autre», analyse à Genève une commentatrice de la Foi bahaïe. «Ce concept, vague et mal défini, est donc une entrave à la liberté de religion. Pour nous, la meilleure riposte à l'attaque contre les religions est le droit de réponse des personnes concernées, ce que les Bahaïs en Iran ne peuvent pas faire».
Le Vatican a rejoint ces positions. Mgr Silvano Tomasi, observateur permanent du Saint-Siège auprès des Nations unies à Genève, s'est également élevé contre la résolution votée par les pays musulmans. Pour lui, selon Radio-Vatican, «si l'on commence à ouvrir la porte à un concept de diffamation qui s'applique aux idées, par la suite, d'une façon ou d'une autre, l'Etat finira par décider quand une religion est diffamée ou pas, et cela, au bout du compte, porte atteinte à la liberté religieuse».
En 2008, l'Organisation de la conférence islamique (OCI) avait déjà obtenu que le rapporteur spécial sur la liberté d'expression du Conseil des droits de l'homme informe l'ONU de tout dérapage qui constituerait un acte de discrimination raciale ou religieuse.
Et si la notion de «diffamation des religions» n'a pas été retenue, (sous la pression des Occidentaux), dans le projet de déclaration finale de la conférence dite de «Durban II» contre le racisme, qui aura lieu à Genève du 20 au 24 avril, il ne fait guère de doute que l'islamophobie et cet arrière-plan politique sera à nouveau d'être très présent lors de cette conférence qui, dans sa première édition de 2001, avait abouti à une violente condamnation de la politique ...israélienne vis-à-vis des pays arabes et musulmans.
Henri Tincq
Photo Reuters