Économie

Les sociétés vieillissantes sont-elles condamnées? (1)

Temps de lecture : 9 min

Le vieillissement ne signifie pas la disparition de tous les leviers de croissance.

Skieur de fond de 71 ans Denis Balibouse / Reuters
Skieur de fond de 71 ans Denis Balibouse / Reuters

Face au pessimisme des sociétés vieillissantes, nous (Le Cercle des économistes) pensons qu’il est possible d’aller chercher les 2% de gains de productivité nécessaires pour continuer à prospérer, à condition que l’on repense le processus de production. C’est pourquoi nous avons réuni 50 chercheurs d’horizons divers autour d’un Forum intitulé: «Les sociétés vieillissantes sont-elles condamnées?» les 24 et 25 novembre 2010, afin de réfléchir ensemble à l’avenir de nos sociétés. La deuxième partie de cet article se trouve ici.

La France de demain serait-elle bien cette «France ridée», malade de ces vieux, sclérosée par la vieillesse? A en croire les projections démographiques qui, depuis quelques semaines, défraient la chronique, Alfred Sauvy serait donc bien un visionnaire: les plus de 60 ans pèseront pour plus d’un tiers de la population française en 2030 et nous compterons 200.000 centenaires en 2060. En matière de dépenses sociales, les plus de 60 ans captent aujourd’hui près de 20% du PIB. En 2030, ils risquent d’en consommer près de 30%. Les actifs travailleront à financer les besoins des jeunes et des vieux – soit des 2/3 de la population – le matin pour les impôts, et l’après midi pour les retraités. Les chiffres ont de quoi faire peur.

D’autant que la situation économique de la France ne semble pas en mesure de répondre au défi du vieillissement: le pays se désindustrialise et le seul avenir qu’il nous est donné de voir est le développement des services à la personne. Strabismes d’une société de vieux? L’industrie n’est plus l’industrie, les services ont changé de nature, et il n’est pas certains qu’ils puissent être suffisamment porteurs pour créer la richesse qui nous manque, et dont nos sociétés vieillissantes ont cruellement besoin. On parle ainsi volontiers d’économie quaternaire, de révolution internet, etc. Mais les mots peinent à cacher l’abyme dans lequel nous plongent ces dix années d’espérance de vie gagnées au cours des dernières décennies. Excellente nouvelle d’un point de vue individuel, ces dix années gagnées sur la mort sont un véritable fardeau collectif. Elles tiraillent les solidarités familiales, menacent la solidarité nationale, et fait peser tout le poids de la vieillesse sur les jeunes actifs, qui ont peine eux-mêmes à se projeter dans l’avenir. Qu’on en juge: seul 39% des jeunes Français pensent pouvoir changer la société dans laquelle ils vivent, contre 53% aux Etats-Unis et ils seraient aussi les plus pessimistes d’Europe. Les sociétés vieillissantes sont-elles donc condamnées?

Guerre des générations, générations liées ou générations sacrifiées?

Nous avons tous les ingrédients d’une guerre intergénérationnelle. A l’horizon 2030, les plus de 60 ans seront aussi nombreux que les moins de 25 ans. Nos travaux [1] montrent que les dépenses sociales liées au vieillissement de la population capteront la quasi-totalité des 1,2% de gains de productivité annuelle (moyenne sur la période 2001-2007). Il nous faudrait 1,5% de gains de productivité pour que les actifs ne se sentent pas totalement dépouillés et acceptent la solidarité intergénérationnelle.

Et comble de l’ironie, l’augmentation du taux d’activité des seniors qui devait pourtant nous délester d’un partie de la charge du vieillissement, risque de peser, à court terme, négativement sur nos gains de productivité. Car les seniors actuels sont en moyenne moins productifs et moins qualifiés que la moyenne de la population active. La faute au temps – obsolescence du capital humain, déficit de formation continue, peu d’opportunité de reconversion et de seconde carrière. Autre handicap de taille: si les seniors sont moins productifs que la moyenne de la population active, ils restent plus productifs que les jeunes actifs de moins de 30 ans.

Il devient donc chaque jour plus urgent de faire de l’éducation, la formation et la santé l’objet d’efforts massifs. Il suffirait d’investir dans les secteurs innovants, à forte valeur ajoutée – et la santé l’est à double titre – et d’avoir une main d’œuvre hautement qualifiée. Une meilleure formation des jeunes, la perspective d’une seconde carrière pour les seniors, une immigration sélective, devraient par conséquent contribuer à créer la richesse qui pourrait nous faire bientôt défaut. Certes, le message est entendu, la voie a été maintes fois empruntée, au point qu’elle devient presque une lapalissade. Mais nous partons de loin. Si la taille de la génération des 16-24 ans qui entre aujourd’hui sur le marché du travail est presque équivalente à celle qui part en retraite, 3/5ème des jeunes seulement sont suffisamment formés pour remplacer les générations sortantes. Et l’immigration ne saurait à elle seule combler ce déficit: seuls 5% des expatriés hautement qualifiés des pays de l’OCDE choisissent de migrer vers la France, contre 37% pour les Etats-Unis, où les perspectives professionnelles des minorités sont autrement plus attractives. Quant à la validation des acquis de l’expérience (VAE) lancée en grande pompe en 2006 pour amorcer une seconde carrière, elle est à la peine. Le plan de développement de la VAE annonçait 60.000 certifiés par an en 2006. En 2008, seules 26 000 personnes ont pu bénéficier d’une certification.

Les politiques publiques en la matière ne semblent donc pas, jusqu’à ce jour, avoir fait preuve de leur efficacité. Sans doute sont-elles trop dispersées. Nos travaux montrent que nous devons les cibler davantage : les gains de productivité seront plus importants si nous concentrons nos investissements sur les jeunes et jeunes actifs, c’est-à-dire les moins de 40 ans. Pour sauver les vieux, il faut sauver les jeunes ! L’économie de la connaissance est un virage vital pour les sociétés vieillissantes : l’investissement dans l’enseignement supérieur est la clef de la croissance de la productivité et de l’innovation. Il ne s’agit donc pas de travailler plus, mais de travailler mieux !

La Santé ou rien

La santé est une richesse plus que tangible. Des travaux américains estiment que l’amélioration de la qualité de vie et l’augmentation de l’espérance de vie en bonne santé, qui a prévalu entre 1970 et 2000, équivaut à un gain de 34% de PIB, soit plus du double des dépenses de santé des américains. Vivre plus longtemps n’est donc pas une condamnation, et l’explosion des dépenses de santé une catastrophe, mais bien au contraire une opportunité. On estime que les dépenses de santé se situeront dans une fourchette de 14 à 21% pour la France à l’horizon 2050. Mais il ne faut pas s’y tromper. Le vieillissement démographique n’y est que pour très peu: il ne contribue qu’à 3% de l’augmentation des dépenses de santé. Croire que les malades chroniques, les dépressions et la vieillesse sont un facteur premier du déficit de la Sécurité sociale relève donc, peu ou prou, d’un strabisme! Les assurés sociaux ne consultent pas plus aujourd’hui que dans les années 1990, et ce, quel que soit leur âge. Ce qui se met en place est un cercle vertueux: les innovations médicales les plus efficaces nous font vivre plus longtemps en bonne santé, mais sont aussi celles qui nous couteront le plus, précisément parce que nous vivrons plus longtemps.

La consommation des ménages en produits de santé contribue en réalité au financement de l’innovation et assure son dynamisme. Près de 60% de l’augmentation des dépenses de santé est le fait de l’innovation médicale et de sa diffusion. Mais la santé comme secteur de croissance n’est pas sans connaître des difficultés: nos travaux[2] montrent que le risque pour la France est de perdre sur le terrain de la compétitivité par les coûts tout en se faisant distancer sur la compétitivité par l’innovation. Nous soutenons qu’il faut même abandonner la logique de rationnement des dépenses de santé pour se placer dans la perspective d’une croissance rapide des dépenses. Des incitations inspirées du domaine de l’assurance pourraient être mises en place. Il en résulterait alors un supplément de croissance d’au moins 0,25 point par an, avec des effets positifs sur l’emploi et in fine sur les finances publiques. Ainsi, la santé pourrait devenir un moteur de la croissance à l’avenir, à condition de faire notablement évoluer son mode de financement, tout en veillant à l’efficacité de ce système.

Le Japon, laboratoire du vieillissement pour les économies développées en est un bon exemple: il vise à faire de la demande du 3ème âge un levier de croissance et de création d’emplois, notamment en stimulant l’innovation – et tout particulièrement la robotique et la domotique. Ce processus de vieillissement, qui s’est accéléré depuis le milieu des années 1990, a donné lieu à de multiples réformes. Le retour d’une croissance moyenne annuelle supérieure à 2% entre 2004 et 2008 peut être jugé encourageant. La mise en réseau de plus de 10.000 entreprises et de 250 universités autour de plusieurs enjeux clés du vieillissement (santé et sciences du vivant, robotique, TIC, etc.) est engagée depuis le début des années 2000 afin de proposer des produits et des services adaptés à une demande croissante.

Mieux vaut être dépendant que vivre plus longtemps

Si nous pouvons nous réjouir de vivre plus longtemps, comment allons-nous vieillir? C’est là sans doute que se manifestent le plus nos incertitudes. L’évolution des maladies neuro-dégénératives, les démences et au premier rang desquelles la maladie d’Alzheimer, demeure inconnue. Or elles nécessitent une prise en charge permanente de la personne âgée. A l’heure de la retraite des baby boomers, on s’inquiète du risque épidémiologique de ces maladies. Le risque d’une dépendance massive du troisième et du quatrième âge est un spectre qu’on adosse donc bien volontiers à la longévité, comme en témoigne le chantier qui s’annonce pour 2011. Qu’en est-il de ce risque? Quels sont ses impacts réels?

Economiquement, il ne faut pas s’y tromper: l’étude RAND montre qu’une pilule de la longévité couterait quasiment deux fois plus chère à la Sécurité sociale qu’une solution au traitement d’Alzheimer. En d’autres termes, le traitement de la dépendance est un moindre coût face à la longévité elle-même. Faut-il en déduire qu’il vaut mieux être dépendant plutôt que de vivre plus longtemps? La réponse n’est pas si sûre. Mais l’alternative est peut-être moins économique que politique et sociétale.

Quelques rappels des faits. En France, contrairement au pays nordiques, la prise en charge de la dépendance est supportée par les proches: 60% des personnes dépendantes sont prises en charge par un membre de leur famille, contre 37% en Suède. Les aidants sont principalement des femmes: la femme aide son mari, la fille ainée, sa mère. Ce sont aussi les premières victimes de la dépendance: elles sont davantage touchées par l’incapacité que les hommes, en partie parce qu’elles vivent plus longtemps. Les voilà victimes d’une double peine. La question est de savoir si cette solidarité des familles, en nature, vis-à-vis de leurs proches, relève d’un véritable choix ou si elle est un choix par défaut.

Or, nos études le montrent, il s’agit bien d’un choix par défaut: l’offre de services à la personne n’est pas suffisante pour répondre aux besoins des familles et des personnes dépendantes et qui est reflété aujourd’hui dans le sous-développement du marché de l’assurance dépendance[3].

L’enjeu de la dépendance relève donc avant tout d’un choix de société. Le coût de la dépendance dépendra pour les deux tiers d’un choix politique bien plus que des effets du vieillissement, qui ne pèse que pour 1/3 dans le coût de la dépendance.

Les dernières estimations le portent à 1 à 2% du PIB. Faut-il alors faire le choix de mettre en place une cinquième branche? Rien n’est moins sûr. En faisant de la prise en charge de la dépendance un élément phare de la solidarité nationale, il fait d’abord peser sur les actifs les coûts de la dépendance. Le vieillissement coûtera déjà à la société la quasi-totalité de ses gains de productivité. Peut-on en toute rigueur prélever tous les gains de productivité des actifs pour les dédier à la vieillesse? Alors que règne l’incertitude sur le risque épidémiologique des maladies entraînant la dépendance, il ne paraît pas non plus très opportun d’ajouter un facteur supplémentaire d’accroissement du déficit de la Sécurité sociale. L’épargne de long terme, orientée vers la dépendance, régulée, répondant à une mission de service public, pourrait offrir de meilleures opportunités.

En définitive, la question de la dépendance va bien au-delà du simple problème de financement. Elle pose la question de l’organisation de la solidarité entre les générations, au sein du cercle familial, comme au niveau territorial: elle implique une réorganisation des villes et de ses aménités afin de faire des villes de «distraits» adaptés à une population qui vieillit majoritairement. La gestion du problème de la dépendance sera un signe fort de la place et du rôle que nous donnons aux seniors dans nos sociétés vieillissantes. Car la dépendance n'est pas un phénomène en soi: elle est le résultat des parcours de vie professionnelle des individus, de leurs conditions de vie et de leurs conditions de travail. Il est donc légitime de vouloir leur préserver une vie sociale dans les meilleures conditions possibles.

Fondation du risque

Jean-Hervé Lorenzi, porteur de la Chaire Transitions démographiques

Hélène Xuan, directrice scientifique de la Chaire Transitions démographiques

Photo: Skieur de fond de 71 ans Denis Balibouse / Reuters

[1] Alain Villemeur, Hector Toubon, chercheurs associés, travaux 2010

[2] Jean Hervé Lorenzi, Alain Villemeur, chercheurs associés, travaux 2009

[3] Manuel Plisson, chercheur associé, travaux 2010

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