France

Jurés partout, justice nulle part

Temps de lecture : 7 min

La réforme de la justice proposée par Nicolas Sarkozy lors de sa dernière intervention télévisée est démagogique, populiste et difficile à financer. Son but: faire un appel du pied aux électeurs FN en flattant les plus bas instincts et continuer sa guerre avec les juges.

Manifestation de juges, avocats et procureurs à Paris en 2008. Charles Platiau / Reuters
Manifestation de juges, avocats et procureurs à Paris en 2008. Charles Platiau / Reuters

C’est vrai, quoi, les passagers des avions long courrier sont parfaitement capables de faire fonction de co-pilotes – puisqu’on voit ça dans les films; ceux des TGV, de remplacer les aiguilleurs du réseau ferroviaire; des bénévoles pourraient surveiller les détenus, en prison, ou enseigner la philo, en Terminale.

Les magistrats français auraient pu accueillir par de telles comparaisons métaphoriques l’intention présidentielle de lancer, début 2011, une reforme introduisant des jurys ou «assesseurs» populaires, auprès des tribunaux correctionnels. Vice-président du tribunal d’instance de Nanterre, et président de l’Union syndicale de la magistrature (USM, pourtant classée à droite), Christophe Régnard a préféré l’exemple de l’hôpital: à l’entendre, appeler des citoyens à épauler les juges de correctionnel, voire ceux de l’application des peines, «c’est comme si, demain, dans les blocs opératoires, le peuple venait surveiller les chirurgiens».

En gros, tout le monde pourrait rendre la justice. A commencer par ceux qui n’y connaissent pas grand-chose. Selon les juges, à suivre le président de la République, la magistrature aurait cessé de représenter l’une des fonctions régaliennes les plus complexes de la société, une activité professionnelle hautement sensible, nécessitant des années d’études, une grande connaissance du droit, et du flegme. On peut comprendre que la perplexité soit assez générale, parmi la magistrature, depuis le début du quinquennat: jamais, sous la Ve République, les juges n’ont été aussi malmenés par le pouvoir.

Démagogie et populisme

A chaque fait divers un peu médiatisé revient l’accusation de «laxisme». Aucune peine de réclusion criminelle ne paraît plus jamais assez sévère, à écouter certains parlementaires de la majorité; aussi le garde des Sceaux, parfois; le ministre de l’Intérieur, toujours — surtout depuis que Brice Hortefeux occupe ce poste; enfin, le Président lui-même, de plus en plus ouvertement.

Le 16 novembre, pendant son intervention télévisuelle, Nicolas Sarkozy a finalement choisi d’officialiser ces glissements progressifs, qui empruntent autant à la démagogie qu’au populisme. Il a même fait du placement de la justice sous surveillance populaire l’un des principaux chantiers de la fin du quinquennat. La magistrature a été le seul corps social directement désigné durant l’entretien. Comme la question lui était posée, le chef de l’Etat s’est gardé de taxer les juges de «laxisme», mais l’allusif de ses propos valait condamnation.

«Je pense que les 8.000 magistrats français sont pour l’essentiel des gens très compétents, a-t-il cependant déclaré, parfaitement honnêtes, mais qu’il faut rapprocher le peuple des magistrats professionnels». «Notamment sur les libérations conditionnelles», a-t-il poursuivi. «Je souhaite que nous réfléchissions à un système où désormais, au côté du juge d’application des peines, il puisse y avoir des citoyens qui prennent avec lui la décision de libérer, ou non, des criminels». Entendre: plutôt «non». Puisque les «professionnels», eux, répondent «oui», et libèrent à tout va…

Responsabilité des juges

Ce faisant, le Président reprend une partie de l’arsenal répressif que, toute l’année 2010, le ministre de l’Intérieur a appelé de ses vœux – alors que l’appareil judiciaire n’est pas de son ressort. Suppression des mesures de semi-liberté ou de placement «sous bracelet électronique», pour les peines inférieures ou égales à deux ans, passage de la «majorité pénale» de 18 à 16 ans, extension des mesures de «rétention de sûreté», après exécution des peines de réclusion criminelle de 10 ans, et non plus seulement de 15 ans: Brice Hortefeux veut garder tout le monde en prison, et il reproche aux juges d’application des peines de remettre en liberté des détenus, avant la fin de leur réclusion.

Il l’a expliqué sans ambages, en septembre, dans le Figaro-Magazine, après l’émotion suscitée par le meurtre d’une joggeuse du Nord, Natacha Mougel, par un récidiviste. Brice Hortefeux a lâché, à cette occasion, une phrase éclairante :

«Si ce criminel n’avait pas été libéré avant la fin de sa peine, a-t-il expliqué, la vie de Natacha Mougel aurait été épargnée».

Vient ensuite ce qui risque bien de devenir la philosophie judiciaire de la fin du quinquennat :

«Je n’ai pas peur de le dire : cette affaire pose la question du rôle du juge de l’application des peines et de la responsabilité que lui confie la loi. Est-il normal aujourd’hui que des assassins ou des violeurs, condamnés par une cour d’assises, puissent sortir de prison avant la fin de leur peine parce que des magistrats professionnels l’ont décidé? Quelque soit la déontologie des magistrats, que je ne mets aucunement en cause, je ne crois pas possible qu’ils puissent toujours se substituer à l’expression directe de la volonté populaire».

Une réforme impossible

Durant l’entretien télévisé, évidemment, le chef de l’Etat n’a pas pu se montrer aussi direct dans son souhait d’appel au peuple et à «l’expression directe» de sa «volonté». Il n’envisage l’introduction de jurés citoyens que dans «les affaires les plus graves». Il ne dit aucunement comment financer une telle mesure, alors que de «Livre blanc» syndical en suppliques de commission parlementaire, toutes les études montrent que la justice française manque cruellement de moyens financiers. Sans même parler des prisons, en surcharge chronique, où Brice Hortefeux entend entasser encore plus de monde.

Drainer des Français vers la correctionnelle reviendrait à détourner de leur vie quotidienne et à indemniser, chaque jour, des milliers de gens sans compétence, dans tout le pays. Forcément, à leur donner un minimum de formation. A perdre énormément de temps, alors que la justice est déjà accusée d’être trop lente. Si le peuple souverain est appelé à participer aux travaux des tribunaux correctionnels, il va demander aussi sa place en appel. Pourquoi pas aussi, dans les juridictions de cassation? Il va falloir penser à réécrire la procédure pénale, et réformer les études juridiques. Déraisonnable.

Et puis, ces «affaires les plus graves» des tribunaux d’instance, quelles sont-elles? Qui le déterminera? Dans quelles matières? L’immobilier? La finance - tel le cas Kerviel/ Société Générale? Il y a bien des chances que les futurs jurés, désignés ou volontaires, comprennent peu de choses à ce qu’ils jugeront – au risque de devoir ensuite voir «cassés» bien des arrêts de tribunal. Les affaires les plus graves? Celle de Karachi, quand elle arrivera en audience, sera-t-elle du nombre? Et l’affaire Woerth-Bettencourt? Les poursuites contre Jacques Chirac?

De quelles affaires parle le chef de l'Etat

Le pouvoir serait bien imprudent de laisser les citoyens s’approcher de telles matières. Cela consisterait à jouer régulièrement sa pérennité à pile ou face. Une telle éventualité est improbable. L’Etat fera tout pour garder ses secrets et ne les confier qu’aux plus sûrs, qu’aux plus proches de ses magistrats professionnels. La Cour de justice de la République peut-être tranquille, elle aussi. Le peuple ne se mêlera pas de ses procès entre pairs.

Alors? Alors, on en revient à l’incantation «hortefeusienne». Aux grands faits divers qui soulèvent le cœur de l’opinion. Aux récidives, devenues des figures symboliques plus hideuses que le terrorisme. A l’application des peines. A «la castration chimique» des violeurs, en fin de peine. A tous les crimes qui valent à la justice le soupçon de laxisme. Un meurtre, un viol, et on n’évoque plus, on n’invoque plus que les victimes, et même les familles survivantes des victimes, toujours un peu grugées, méprisées, par une magistrature hautaine, et indifférente au sort commun. Comme si l’enfant violé ou la femme tuée était à peu près autant la victime du juge que de l’assassin.

C’est là où Nicolas Sarkozy triche: la plupart des ces violences, meurtres, viols, pédophilie, sont jugés en cour d’assises, où le peuple est déjà représenté par des jurés issus de ses rangs. Les tribunaux correctionnels sont donc largement hors sujet.

D’où l’interprétation de cette annonce, mardi dernier, par nombre d’observateurs: Nicolas Sarkozy n’ambitionne pas de voir réalisée cette réforme. Il tente simplement de le faire croire. Outre menacer les juges avec lesquels il n’a jamais eu véritablement d’entente, il espère priver le Front national de l’une de ses critiques les plus usuelles, et rassurer ceux de ses électeurs qui se sont éloignés de la majorité, ou qui pourraient finir par le faire, lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2012, en raison de ces cas de laxisme supposé des juges, dans quelques faits divers.

Lynchage

Mais qu’il s’agisse d’une ruse ou d’une réforme à venir, le mal est fait, depuis mardi soir, à l’heure de la plus grande écoute. Le chef de l’Etat a choisi de conforter l’opinion dans l’un de ses pires fantasmes. Le lynchage. Le sentiment d’impuissance et d’humiliation est tel chez les individus composant nos sociétés modernes que le réflexe «victimaire» est devenu disproportionné. Dangereusement exacerbé. A chaque fait divers, on réclame vengeance. Et on voudrait celle-ci immédiate, comme libératoire des survivants. Expéditive. Sans procès, en fait. Comme si la brutalité de la répression pouvait dénouer quelque chose de l’ordre de la frustration et de la rage, en chacun de nous.

La France ne pourra jamais éteindre la récidive ou les meurtres en série. Même si un criminel doit effectuer toute sa peine, comme le réclame Brice Hortefeux, ou même le double de celle-ci. Sauf à le condamner à la peine de mort, mais rappelons que c’est toujours interdit, pour l’instant, sur notre territoire.

Un tel criminel tuera, s’il doit tuer encore. La nature humaine conserve sa part de sauvagerie, même muselée. Même domestiquée par la loi que se donnent les citoyens d’un pays pour atteindre un certain degré de sérénité, sur le chapitre de la punition. Il revient au chef de l’Etat, sage institutionnel parmi les sages, justement, de superviser l’appareillage de civilisation mis en place. Non de crier au loup avec les loups du premier rang.

Philippe Boggio

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