France

Retraites: la démocratie en stéréo

Temps de lecture : 8 min

Le gouvernement et le Parlement d'un côté, la rue et les sondages de l'autre: la réforme n'a pas opposé que des arguments économiques mais aussi deux conceptions de la démocratie.

Des manifestants devant l'Assemblée nationale, le 15 septembre 2010. REUTERS/Ben
Des manifestants devant l'Assemblée nationale, le 15 septembre 2010. REUTERS/Benoît Tessier

C’est un mot qui a été prononcé, proclamé, asséné, parfois scandé en choeur des centaines de fois pendant les débats parlementaires sur les retraites au Parlement: «démocratie». Selon l’opposition, celle-ci a été tour à tour «méprisée», «parodiée», «niée» ou «bafouée» voire mâtinée de dictature pour former une «démocrature». On l’aura compris: pour la gauche, la réforme des retraites, validée le 9 novembre par le Conseil constitutionnel et qui a été immédiatement promulguée (dans la nuit de mardi à mercredi), n’est pas seulement mauvaise, elle est aussi jugée antidémocratique.

Ces six derniers mois, et particulièrement cet automne, le débat s’est joué en stéréo: le gouvernement et le Parlement d’un côté, les syndicats, la rue et «l'opinion» de l’autre se livrent, au-delà des débats économiques sur le texte, à un concours de démocraties concurrentes. S’interrogent sur ce qui pèse le plus lourd: 57% des députés en faveur d’une loi, une majorité des sondés contre, 10% des salariés dans la rue? Un duel de légitimités qui s’est souvent traduit de manière concrète (de l’invocation répétée des sondages dans l’hémicycle aux rassemblements organisés devant l’Assemblée nationale et le Sénat) et qui reflète les limites de la démocratie française, qui influent sur l’efficacité des textes votés. Dans leur essai Les Réformes ratées du président Sarkozy, sorti cette année en poche (Flammarion/Champs Actuel), les économistes Pierre Cahuc et André Zylberberg estiment d’ailleurs que l’Elysée «a eu tort de ne pas admettre qu’il faut changer au préalable notre démocratie sociale et notre démocratie politique pour avoir des chances de mener à bien des réformes d’envergure dans le domaine économique et social».

Au Parlement, un débat long mais rogné

«Il n’y a qu’une seule légitimité en démocratie, celle qui est issue du peuple et qui respecte la loi et le règlement, notamment celui de notre assemblée», affirmait lors des débats la députée UMP Valérie Rosso-Debord, reprenant la définition classique de la démocratie représentative: la réforme des retraites est démocratique puisqu’elle a été votée par la majorité des représentants du peuple, en l’occurrence la coalition UMP-Nouveau Centre portée au pouvoir par un peu moins de 50% des suffrages exprimés en juin 2007. Voilà pour la quantité; pour la qualité, la présidence du Sénat n’a pas manqué de mettre en avant les quelque 140 heures de discussions qui s’y sont déroulées, soit le débat le plus long depuis la privatisation de TF1 en 1986. La majorité a également évité d’avoir recours à l'Assemblée à l’une des dispositions les plus contestées de la Constitution, l’article 49 alinéa 3, qui permet de faire passer un texte sans débat ni vote si le gouvernement n’est pas renversé dans les 24 heures. Une arme atomique fréquemment utilisée pour des réformes majeures, des nationalisations de 1982 aux privatisations de 1986 et 1993 en passant par les changements de statut de Renault et France Télécom.

Ces arguments n’ont pas convaincu l’opposition, qui reproche elle au gouvernement d’avoir fait de cette réforme un nouvel épisode de «l’agonie de la démocratie parlementaire», selon l’expression du député PS Jean-Jacques Urvoas dans une note publiée en début d’année par la fondation Terra Nova: primauté de l’Elysée (le conseiller social Raymond Soubie) sur le gouvernement, examen accéléré avec une lecture par chambre, débats écourtés à l’Assemblée nationale par la procédure du temps limité et le refus très contesté de 116 explications de vote par Bernard Accoyer (nous parlions à l’époque d’un débat «bouclé bouche cousue») et enfin utilisation du vote bloqué au Sénat où, symboliquement, le président Gérard Larcher a boudé l’adoption solennelle du texte. Saisi par le PS, le Conseil constitutionnel a cependant jugé, dans sa décision validant l'essentiel de la loi, que son examen avait bien respecté les «exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire» ainsi que le principe d'égalité devant la loi. Qu'il s'était, en somme, conformé à une autre définition de la démocratie: pas seulement la volonté d’une majorité mais le respect des procédures destinées à protéger la minorité et des grands principes constitutionnels.

Dans la rue, des mobilisations à périmètre variable

«Ce sont des péripéties, qui prennent surtout un ton gênant compte tenu de ce qui a précédé, estime de ces controverses parlementaires le constitutionnaliste Guy Carcassonne, ancien membre du cabinet Rocard à Matignon. C’est en effet en amont que le problème s’est noué, avec l’absence d’une véritable concertation, même si les syndicats ont été reçus par le gouvernement.» Avant même l’annonce officielle du report de l’âge de la retraite de 60 à 62 ans, mi-juin, la a concertation a laissé place aux manifestations, les syndicats estimant que le gouvernement n'était prêt à aucune concession majeure. Et la démocratie sociale (le dialogue sur les réformes entre pouvoirs publics, syndicats et patronat) s'est effacée devant ce que le philosophe Pierre Rosanvallon, interviewé fin septembre par la CFDT, appelle la «souveraineté négative» ou la «démocratie de rejet», qui avait obtenu le retrait de textes votés par les députés comme la loi Savary sur l’école de 1984, le plan Juppé de 1995 ou le CPE.

A travers ces manifestations s’observe un autre angle mort de la démocratie française, celui du poids et de la représentativité réelle des syndicats, arithmétiquement moins tranché que celui des partis qui ont voté la loi au Parlement. Les syndicats représentent en effet, en nombre d’adhérents, 8% seulement des salariés, mais ont fait venir aux urnes environ 25% d’entre eux lors des dernières élections prudhomales, fin 2008, tandis que les appels à manifester ont mobilisé au maximum, selon le côté où on se place dans la bataille des chiffres, 4 à 12% des salariés français environ. Un éventail de chiffres qui a nourri des justifications démocratiques contradictoires. D’un côté l'argument, né lors du mouvement de 1995, de la «grève par procuration» associant une minorité de salariés dans les rues à une majorité soutenant leurs revendications; de l’autre, celui de la «majorité silencieuse», immortalisé en 2006 par Dominique de Villepin avec son «J’entends ceux qui manifestent, mais j’entends aussi ceux qui ne manifestent pas», repris mi-octobre mot pour mot par le porte-parole de l’UMP Dominique Paillé.

Entre ces deux centres de pouvoir, le Parlement et la rue, s’est déployé, selon la philosophe Cynthia Fleury, interviewée dans Le Monde fin octobre, une «réciprocité des mépris». «Un député ne négocie pas avec les syndicats, il n’a de compte à rendre qu’à ses mandants. Le débat sur les retraites s’est joué sur une confusion durable entre l’espace politique et l’espace social», décrypte Bernard Vivier, le directeur de l’Institut supérieur du travail, qui estime néanmoins qu’il y a eu un compromis «tacite» entre pouvoir et syndicats pour ne pas baisser les pensions et maintenir le système par répartition en repoussant le grand débat à l’après-2012. Plutôt qu'un objectif de renversement du texte adopté par le Parlement, les manifestations ont joué selon lui une autre fonction démocratique: permettre «aux organisations syndicales de remplir leur rôle de gestionnaire des inquiétudes qui se sont exprimées au sujet des retraites, de rassemblement des Français en tant que corps intermédiaires». Au-delà, conclut-il, «dans le registre du politique, l’arbitre reste l’électeur».

L’électeur de 2007 et de 2010 comme arbitre?

Reste à savoir lequel. Celui de 2010, abondamment convié au chevet de la réforme par des sondages parfois contradictoires? Nicolas Sarkozy, pourtant grand consommateur d’enquêtes d’opinion, lui avait préventivement réglé son compte pendant la campagne présidentielle en assurant que «la démocratie d’opinion, c’est l’ultime renoncement de la politique». Celui de 2007? Beaucoup d’opposants à la réforme ont mis en avant le programme du chef de l'Etat, qui promettait que «le droit à la retraite à 60 ans doit demeurer» et sa réponse de 2008 à une question de RTL sur le report de l’âge de départ, qui a abondamment circulé sur internet:

«Je dis que je ne le ferai pas, pour différentes raisons, et la première c'est que je n'en ai pas parlé pendant ma campagne présidentielle. Ce n'est pas un engagement que j'ai pris devant les Français, je n'ai donc pas de mandat pour faire cela. Et ça compte, vous savez, pour moi.»

Dans cette double optique des promesses (démocratie représentative) et des sondages (démocratie d’opinion), l’opposition considère le report de l’âge de départ à 62 ans comme antidémocratique, une position critiquée sur trois arguments. Constitutionnellement, en France, les parlementaires ne sont tenus de manière obligatoire par aucun engagement pris vis-à-vis de leurs électeurs, le mandat impératif étant strictement interdit par la Constitution. Economiquement, la promesse du chef de l’Etat a été faite avant l’éclatement de la crise, et le déficit de la branche vieillesse a pratiquement doublé depuis (4,6 milliards en 2007, 8,6 milliards en 2010). Politiquement, enfin, ce ne serait pas la première fois qu’une majorité parlementaire impose à la France des réformes peu populaires qui le deviendront davantage par la suite, comme la légalisation de l’IVG ou l’abolition de la peine de mort [1]: «Les Français sont en droit d’attendre des dirigeants d’une démocratie -et d’une République- le sens des responsabilités et le courage», résumait lors des débats au Sénat le président du groupe centriste Nicolas About.

L’impossible référendum

Si l’on écarte comme arbitre l’électeur passé, au motif que 2010 n’est pas 2007, et l’électeur présent, au motif que les sondages ne valent pas élection, reste comme arbitre démocratique l’électeur futur. Celui de la présidentielle de 2012 ou celui d’un éventuel référendum, que la gauche a réclamé en vain récemment au Sénat, le député PCF Alain Bocquet rappelant lui à l’Assemblée qu'«on a vu à Versailles une majorité de 92% qui s’était prononcée pour un fameux traité de Constitution européenne se voir contredite dans un référendum par le peuple français». Théoriquement, un an après la promulgation de la réforme des retraites, en novembre 2011, un cinquième des parlementaires (soit 184 d’entre eux) et 10% des électeurs (4,4 millions) devraient avoir le pouvoir de mettre à l'ordre du jour un référendum sur son abrogation. Pour l’instant, on emploiera bien le conditionnel: deux ans après sa création, aucune loi organique n'a encore été votée par le Parlement pour définir les conditions concrètes de ce référendum d’initiative populaire. Après une proposition de résolution socialiste rejetée en 2009, les députés Verts, arguant d'une «crise de confiance profonde entre l’opinion et le pouvoir actuel» et «des mobilisations sociales considérables sur la réforme des retraites», viennent de revenir à la charge avec une proposition de loi qui sera débattue en décembre.

Jean-Marie Pottier

[1] Ces deux réformes majeures, à la différence du texte sur les retraites, avaient elles à chaque fois récolté des voix dans l'opposition.

Article mis à jour le 10 novembre avec la promulgation de la loi et la mise à l'ordre du jour d'une proposition de loi des députés Verts sur le référendum d'initiative populaire.

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